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En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu’une fois et ce fut pour l’engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu’il devait présenter, s’il le jugeait à propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait qu’elle lui fût accordée en considération de son mariage. La lettre de la duchesse était un chef-d’œuvre: c’était le respect le plus tendre et le mieux exprimé; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même les plus éloignées, pussent n’être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respirait-elle une amitié tendre et que l’absence met à la torture.

Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soirée un peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son désir exprimé n’était pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon cœur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux de la vallée d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j’aime surtout à cause de ces sentiments. L’archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m’a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s’en allant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indépendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.

C’était donc avec la conscience d’avoir cherché à hâter, autant qu’il était en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière et parfaite du côté de Fabrice; mais il pensait à d’autres choses, et son âme naïve et simple ne lui fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c’était son supplice.

Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s’arrangea de façon à avoir un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate. La troisième ou quatrième fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.

– Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauvé de prison; et peut-être, par trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.

Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il fût question de reprendre Fabrice: c’était pour elle qu’étaient tous ces soins et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n’y eût pas songé.

Sa prudence l’avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse. On peut juger de l’agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces étrangères leur fit plaisir; car, malgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an.

La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs respects à ces dames: l’archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire:

– Le prince de Parme est mort!

La duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:

– Donne-t-on des détails?

– Non, répondit l’archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est certaine.

La duchesse regarda Fabrice. «J’ai fait cela pour lui, se dit-elle; j’aurais fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant à une autre!» Il était au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir; mais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprêtre et le curé; il rêvait comme à l’ordinaire.

«Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l’empêcher.»

Puis, se souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta d’ajouter:

– C’était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C’est une perte immense pour nous!

Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça qu’elle allait se mettre au lit.

«Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner à Parme; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon cœur un spectacle intolérable. Qui me l’eût dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Après un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il n’eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge!… Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller à Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c’est pour toi!… Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’à Parme; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie… Ma vanité a un bonheur; à l’exception du comte peut-être, personne n’aura pu deviner quel a été l’événement qui a mis fin à la vie de mon cœur… J’aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune, mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Clélia, et qu’il finisse par l’épouser… Non, cela ne sera pas!»

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