Литмир - Электронная Библиотека

Quant à la rupture du grand réservoir d’eau du palais Sanseverina, elle avait passé à peu près inaperçue: c’était pendant la nuit que quelques rues avaient été plus ou moins inondées, le lendemain on eût dit qu’il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d’une fenêtre du palais, de façon que l’entrée des voleurs était expliquée.

On avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le génie de son amie.

Fabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu’il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre à l’archevêque, et ce fidèle serviteur revint mettre à la poste au premier village du Piémont, à Sannazaro, au couchant de Pavie, une épître latine que le digne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays où l’on n’a plus besoin de précautions. Le nom de Fabrice del Dongo n’était jamais écrit; toutes les lettres qui lui étaient destinées étaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à Belgirate en Piémont. L’enveloppe était faite d’un papier grossier, le cachet mal appliqué, l’adresse à peine lisible, et quelquefois ornée de recommandations dignes d’une cuisinière; toutes les lettres étaient datées de Naples six jours avant la date véritable.

Du village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en toute hâte à Parme: il était chargé d’une mission à laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s’agissait de rien moins que de faire parvenir à Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un sonnet de Pétrarque. Il est vrai qu’un mot était changé à ce sonnet; Clélia le trouva sur sa table deux jours après avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n’est pas besoin de dire quelle impression cette marque d’un souvenir toujours constant produisit sur son cœur.

Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une chose décidée; il ne se passait presque pas de journée sans qu’il donnât une fête à Clélia, dans l’intérieur de la citadelle. Une preuve décisive du mariage c’est que ce marquis, immensément riche et par conséquent fort avare, comme c’est l’usage parmi les gens opulents du nord de l’Italie, faisait des préparatifs immenses, et pourtant il épousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio Conti, fort choquée de cette remarque, la première qui se fût présentée à l’esprit de tous ses compatriotes, venait d’acheter une terre de plus de 300 000 francs, et cette terre, lui qui n’avait rien, il l’avait payée comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré qu’il donnait cette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d’acte et autres, montant à plus de 12 000 francs, semblèrent une dépense fort ridicule au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De son côté il faisait fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agencées et calculées par l’agrément de l’œil, par le célèbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l’univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus à Parme coûtèrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s’éleva à 200 000 francs. A l’exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand peintre du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et du second étage étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suédois, Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs représentant autant de belles actions de Crescentius, ce véritable grand homme. La plupart des plafonds, peints à fresque, offraient aussi quelque allusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez, de Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par François Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age. L’admiration pour ces âmes d’élite est supposée faire épigramme contre les gens au pouvoir.

Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l’attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percèrent le cœur de notre héros lorsqu’il les lut racontés, avec une admiration naïve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de Casal-Maggiore.

«Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c’est vraiment une insolence à moi d’oser être amoureux de Clélia Conti, pour qui se font tous ces miracles.»

Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa mauvaise écriture, annonçait à son maître qu’il avait rencontré le soir, et dans l’état d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête à coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait sérénade à la forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pâle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier, l’ordre de revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.

On peut juger de l’amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse; il eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et attendrissant.

La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel était son sort! elle vivait dans l’attente d’un événement affreux dont elle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait vengé.

On peut se faire quelque idée maintenant de l’agrément des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à peine si on les parcourait d’un œil distrait. Que fait, hélas! la fidélité d’un amant estimé, quand on a le cœur percé par la froideur de celui qu’on lui préfère?

110
{"b":"125291","o":1}