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«Instruit de l’itinéraire de son frère, Marinella en donnait de temps en temps des nouvelles à Spalatro. Il le prévint que le comte de Bruno traverserait à son retour la mer Adriatique, de Raguse à Manfredonia. Spalatro l’attendit au passage, à l’entrée de la forêt du Gargano, et, avec l’aide d’un autre scélérat, il fit feu sur lui et sur sa suite, qui consistait en un domestique et un guide du pays. Celui-ci s’enfuit. Le comte et son valet tombèrent criblés de blessures; les assassins commencèrent par les enterrer sur le lieu même. Mais une défiance craintive, compagne ordinaire du crime, suggéra à Spalatro de nouvelles précautions à prendre contre la trahison de son complice. Il retourna seul dans la forêt pendant la nuit, déterra ces corps sanglants, les apporta successivement chez lui dans un sac – c’est là ce que le pêcheur avait vu – et déplaça ainsi les preuves qui auraient pu mettre la justice sur les traces de l’assassinat. Marinella imagina ensuite une histoire assez vraisemblable d’un naufrage sur la côte de l’Adriatique, dont son frère aurait été victime avec tout l’équipage. Et comme personne d’autre que les assassins n’était instruit de son genre de mort et que le guide qui s’était enfui ne connaissait même pas le nom du comte de Bruno, il ne resta pas un seul indice du crime, ni un seul doute sur le récit du naufrage imaginé par Marinella. Cette histoire ne trouva donc que des oreilles crédules; la veuve du comte elle-même y ajouta foi. Et si plus tard, après le second mariage auquel son persécuteur sut la contraindre, elle eut quelque soupçon de vérité, c’était une lueur trop faible et trop vague pour guider son esprit à travers ces ténèbres.»

Pendant la lecture de cette confession de Spalatro et surtout vers la fin, Schedoni ne put dissimuler son trouble, car le bandit, qui ne savait pas, il est vrai, le nom du moine, avait désigné le comte de Bruno comme l’homme qui avait voyagé avec lui sous un habit religieux et qui avait voulu se défaire de lui dans les ruines, probablement pour supprimer un témoin dangereux. Il était facile, à ces traits, de remonter jusqu’à la vérité.

Si Spalatro était venu faire cette déposition à Rome, c’est qu’au moment de leur départ, Schedoni, pour déjouer la surveillance de son complice, lui avait dit qu’il se rendait dans cette ville au lieu de lui indiquer Naples. Épuisé par sa blessure et la fatigue d’un long voyage à pied, Spalatro en arrivant fut saisi d’une forte fièvre à laquelle il devait succomber. Ce fut lorsqu’il touchait à ses derniers moments que, pressé de décharger sa conscience, il fit une confession complète de ses crimes. Le prêtre qui la reçut, effrayé de l’importance de ces aveux, appela un ami pour les entendre. Ce témoin était le père Nicola de Zampari, ancien ami de Schedoni, et que son caractère vindicatif disposait à se réjouir d’une découverte qui devait perdre l’homme dont les promesses fallacieuses l’avaient jeté dans une irritation profonde. On a vu comment il sut s’y prendre pour attirer le moine dans les filets d’une accusation capitale.

Si Schedoni fut troublé par la dénonciation posthume de Spalatro, tout ce qui lui restait de présence d’esprit l’abandonna lorsqu’il vit paraître un nouveau témoin, Giovanni, ancien domestique de sa maison. Cet homme attesta que Schedoni était bien Ferando, comte de Marinella, lequel avait pris, après la mort de son frère aîné, le nom de comte de Bruno. Et, ajoutant à ce témoignage accablant sa déposition sur la mort de la comtesse, Giovanni déclara qu’il était un des serviteurs qui avaient transporté la pauvre dame dans son appartement après qu’elle eut été poignardée par son mari. Il avait même assisté aux obsèques de cette malheureuse victime dans l’église de Santa dei Miracoli, monastère voisin de la demeure des Bruno. Il affirma en outre qu’au dire des médecins la comtesse était morte de sa blessure, et que le mari, s’étant enfui après le meurtre de sa femme, n’avait jamais reparu depuis ce jour fatal.

Un inquisiteur demanda si les parents de la comtesse avaient pris des mesures pour faire arrêter le comte.

À quoi le témoin répondit que toutes les recherches étaient restées infructueuses, tant l’assassin était bien caché. Puis il attesta de nouveau sous la foi du serment qu’il reconnaissait le dominicain qu’on lui montrait, et qui portait le nom du père Schedoni, pour le véritable comte Ferando de Bruno, son maître, autrefois comte de Marinella!

Ce n’était pas sans raison que Schedoni, à la vue de ce témoin irrécusable, avait été frappé d’une terreur qui avait paralysé toute son énergie. Le tribunal sans hésiter déclara Schedoni, comte Ferando de Bruno, coupable de fratricide; et, comme ce premier crime entraînait la peine de mort, on jugea inutile de poursuivre le procès pour l’assassinat de la comtesse.

L’émotion qu’avait laissé paraître Schedoni, pendant que le dernier témoin l’avait accusé, cessa tout à fait dès que son sort fut décidé. Il écouta la terrible sentence sans que ses traits témoignassent de la moindre altération et, à partir de ce moment, ni sa fermeté ni sa hauteur ne l’abandonnèrent.

Vivaldi, en le voyant condamné, semblait plus affecté que lui car, en cédant aux sommations du père Zampari, il avait contribué à la mort d’un homme.

Il se le reprochait bien malgré lui. Mais combien ce sentiment devint plus cruel encore lorsque, passant à ses côtés, Schedoni lui glissa, tout bas, ces quelques mots:

– Vous avez tué en moi le père d’Elena!

Ce n’est pas qu’en se dévoilant à Vivaldi, il espérât faire adoucir la sentence rendue; mais il voulait ainsi se venger du jeune homme, premier auteur de sa condamnation.

Vivaldi crut d’abord que ce n’était là qu’un grossier mensonge et, oubliant toute réserve, il demanda hautement des explications; mais le tribunal ne lui permit de s’entretenir avec le condamné qu’à la condition expresse que cet entretien serait public.

Aux questions répétées du jeune homme, Schedoni ne fit d’abord qu’une seule réponse: c’était qu’en effet Elena était bien sa fille; et il eut la joie de voir les angoisses et le désespoir du malheureux amant, véritablement convaincu par son assurance. Mais ensuite il se souvint qu’il était de son intérêt et de celui d’Elena de faire connaître à Vivaldi le lieu où elle s’était retirée, et il lui nomma le couvent de la Pietà. La joie de cette découverte fit taire pour un moment tout autre sentiment dans le cœur de Vivaldi.

Les officiers mirent fin à cet entretien. Schedoni fut emmené par ses gardes; Vivaldi fut reconduit à sa prison.

Une fois là, il fut quelque temps avant de pouvoir démêler les divers sentiments qui se combattaient dans son âme; d’un côté, la joie d’apprendre qu’Elena était sauvée, de l’autre, l’horrible idée qu’elle était la fille d’un meurtrier, que son père allait mourir sur l’échafaud et que lui-même, Vivaldi, avait contribué à l’y conduire! Il voulait douter encore de la déclaration du moine en l’imputant à une basse et atroce vengeance; mais, quand il réfléchissait à l’avis que Schedoni lui avait donné sur la retraite actuelle d’Elena, il ne pouvait croire à ses intentions cruelles. Dans cette affreuse incertitude, après avoir fatigué son esprit, par la lutte des conjectures les plus opposées, il s’arrêta enfin à l’idée que Schedoni lui avait au moins dit la vérité sur le séjour d’Elena au couvent de la Pietà. Quant à l’autre déclaration du moine, elle était si monstrueuse en elle-même et dans ses conséquences que le pauvre jeune homme faisait tous ses efforts pour en repousser même l’idée.

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