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Les voyageurs s’arrêtèrent pour admirer ce spectacle et faire reposer leurs chevaux. Les rayons du soleil, réfléchis sur une nappe d’eau de dix-huit à vingt lieues de pourtour, éclairaient les villes et les nombreux villages, les couvents et les églises qui décorent les bords du lac, les bigarrures variées que les diverses cultures donnent à la terre et les montagnes colorées de pourpre qui formaient le fond de ce riche paysage. Elena, malgré son inquiétude, était encore sensible à tant de beautés.

– Voyez, disait-elle à Vivaldi, le calme du rivage, le mouvement onduleux de ces eaux, qui semblent se trouver à l’étroit dans leur vaste bassin, et comme la grâce contraste partout ici avec la grandeur!

De son côté, Vivaldi montrait à sa compagne, sur une hauteur à l’ouest, l’Albe moderne, dominée par les ruines de son ancien château qui fut le tombeau de plusieurs princes dépouillés par Rome.

– C’est dans ces beaux lieux aussi, ajouta-t-il, qu’un empereur romain s’est transporté pour y jouir du spectacle le plus cruel. C’est ici que Claude donna une fête pour célébrer l’achèvement de l’aqueduc qui portait les eaux du lac de Celano à Rome. Un combat naval eut lieu sous ses yeux, où un grand nombre d’esclaves périrent pour son amusement. Ces eaux si pures furent teintées de sang humain et souillées de cadavres au milieu desquels flottaient triomphalement les galères dorées de l’empereur…

– Monsieur, dit Paolo, se hasardant à interrompre son maître, il me vient une idée. C’est que, pendant que nous sommes ici à admirer la nature et à parler de l’antiquité, nos deux carmes pourraient bien être dans quelque coin, prêts à tomber sur nous à l’improviste. Ne ferions-nous pas mieux d’avancer?

– Tu as peut-être raison, dit Vivaldi, et nos chevaux sont en effet assez reposés.

Ils descendirent la montagne. Elena, silencieuse et abattue, se livrait à ses réflexions sur la gravité du parti qu’elle avait à prendre et dont dépendait toute sa destinée. Tandis que Vivaldi, qui l’observait, tremblait que cette réserve ne fût que l’effet d’une secrète indifférence. Cependant il s’abstint de laisser voir ses craintes et de renouveler ses instances jusqu’à ce qu’il eût placé l’orpheline dans un asile sûr, où elle se trouvât maîtresse d’accueillir ou de rejeter ses offres. Cette délicatesse était, sans qu’il s’en doutât, le moyen le plus sûr d’agir sur le cœur d’Elena. Ils arrivèrent à Celano avant la nuit close. Vivaldi, à la prière de sa compagne, alla s’informer dans la ville s’il y trouverait un couvent où elle pût être admise le soir même; mais il apprit qu’il n’y avait dans Celano que deux communautés de femmes, toutes deux fermées aux étrangers. Cependant Paolo, qui avait pris des renseignements de son côté, vint leur dire que dans une petite ville à peu de distance, sur les bords du lac, il y avait un couvent de femmes très hospitalier. Cet endroit, moins fréquenté que Celano, était par cela même plus convenable. Vivaldi proposa de s’y rendre et la jeune fille y consentit, malgré sa fatigue. Ils suivirent les contours de la baie, et parvinrent bientôt à la ville qui consistait en une seule rue bordant le rivage du lac. Ils se firent conduire au couvent des ursulines. La tourière alla avertir l’abbesse pendant qu’Elena entrait au parloir et que Vivaldi attendait à la porte pour savoir si elle serait reçue. L’abbesse fit inviter Vivaldi à venir lui parler, lui dit qu’elle gardait la jeune fille et l’adressa lui-même à un couvent de bénédictins du voisinage. Il prit alors congé d’Elena, non sans un certain serrement de cœur, quoique les circonstances ne fussent pas alarmantes. Elle-même éprouva un sentiment d’abattement lorsqu’elle se trouva de nouveau seule au milieu de personnes étrangères. Les attentions de l’abbesse ne l’en purent distraire; il lui sembla qu’elle était pour les sœurs un objet de curiosité, et elle se hâta de se dérober à leur examen en se retirant dans l’appartement qu’on lui avait préparé.

Vivaldi fut bien reçu par les bénédictins à qui leur situation isolée faisait mieux apprécier la visite d’un étranger. Sensibles aux attraits d’une conversation dont ils étaient habituellement privés, l’abbé et quelques religieux veillèrent assez tard avec le jeune homme. Lorsque enfin il se fut retiré dans sa chambre, de nouvelles pensées vinrent en foule l’assaillir. Il ne songea plus qu’au malheur affreux qui l’attendait s’il venait à perdre Elena. Maintenant qu’elle avait trouvé un asile, il n’avait plus de motif pour observer la réserve qu’elle semblait lui avoir imposée. Il se décida donc à revenir dès le lendemain avec elle sur le sujet qui occupait toute son âme, et à lui exposer de nouveau toutes les raisons qui pouvaient le décider à serrer promptement les liens de leur mariage. Il ne doutait pas d’ailleurs qu’il ne trouvât facilement un prêtre disposé à bénir cette union qui assurerait enfin son bonheur et celui d’Elena, en dépit des efforts acharnés de leurs ennemis.

XIII

Tandis que Vivaldi et Elena s’enfuyaient de San Stefano, le marquis était en proie à une extrême inquiétude. Il avait reçu des ouvertures pour un mariage très avantageux entre son fils et une riche héritière et ne savait ce qu’était devenu le jeune homme. La marquise, de son côté, séduite par ce projet d’alliance qui devait à la fois satisfaire sa vanité et subvenir à un faste hors de proportion avec ses revenus, la marquise était troublée par la crainte que Vivaldi ne découvrît la retraite d’Elena, lorsqu’elle apprit tout à coup par un messager de l’abbesse que la jeune fille s’était évadée du couvent sous la conduite de son fils. À cette nouvelle, la fureur s’empara d’elle et détruisit dans son cœur tous les sentiments d’une mère. Sa première pensée fut d’envoyer chercher son conseiller ordinaire, Schedoni, avec qui elle pourrait du moins soulager son cœur et s’entendre sur les moyens de rompre un mariage si redouté. Le confesseur arriva vers le soir. Il avait appris, de son côté la fuite d’Elena: elle s’était dirigée, lui avait-on dit, du côté de Celano, et il la croyait déjà mariée avec Vivaldi. À ces paroles, la marquise ne mit plus de bornes à sa violence et à son désespoir. Schedoni l’observait avec une joie secrète. Le moment était donc arrivé, pensait-il, où il pourrait diriger cette femme à son gré et obtenir d’elle les moyens de se venger de Vivaldi sans s’exposer à ses ressentiments. Aussi, loin d’apaiser la marquise, s’appliqua-t-il à l’irriter encore, mais avec tant d’art qu’il semblait s’efforcer au contraire de pallier les fautes du jeune homme et de consoler sa mère.

– C’est certainement une démarche inconsidérée, dit-il, mais il est jeune, très jeune, et ne saurait prévoir les suites fatales de son imprudence. Il ne sent pas combien sa conduite blesse la dignité de sa maison ni tout ce que votre nom y perdra d’importance. Enivré des folles passions de la jeunesse, s’il méconnaît aujourd’hui des avantages dont l’expérience nous enseigne le prix, c’est qu’il ignore qu’en les négligeant il se dégrade lui-même aux yeux de tous. Le pauvre jeune homme est plus à plaindre qu’à blâmer.

– La manière dont vous l’excusez, mon révérend père, dit la marquise tout agitée, témoigne de votre excellent cœur, mais elle met aussi en lumière la bassesse de ses sentiments et nous fait mesurer toute l’étendue des atteintes que sa conduite porte à l’honneur de la famille. Que ces sentiments dégénérés viennent de son esprit plutôt que de son cœur, ce n’est pas là ce qui peut me consoler. C’est assez, pour rendre sa faute impardonnable, qu’elle soit commise et sans remède.

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