Schedoni lui fit ses adieux et retourna à son couvent, où il expliqua sa longue absence par un pieux pèlerinage. Reçu sans défiance par ses frères, il redevint l’austère et vénérable père Schedoni du couvent de Spirito Santo. L’affaire dont il avait maintenant à s’occuper était de se justifier auprès de la marquise, de bien mesurer les révélations qu’il serait prudent de lui faire d’abord, et de se rendre maître de son esprit quand elle viendrait à découvrir la vérité tout entière. Il fallait aussi travailler à obtenir la liberté de Vivaldi; mais la conduite à tenir sur ce point dépendrait du résultat de sa conférence avec la marquise. Il se décida donc, quelque pénible que fût pour lui la perspective d’une explication, à voir cette femme dès le lendemain matin, et il passa la nuit à préparer les arguments dont il pourrait se servir pour l’amener à ses nouvelles fins.
XIX
En arrivant au palais Vivaldi, Schedoni apprit que la marquise était dans une de ses maisons de campagne sur la baie, et il s’y rendit aussitôt. Il la trouva étendue sur un sofa, près d’une fenêtre ouverte, les yeux fixés sur le magnifique panorama qui se déroulait devant elle, mais insensible à ce beau spectacle, tout absorbée qu’elle était au-dedans d’elle-même par les images fantastiques que ses passions semblaient évoquer. Ses traits étaient altérés par un mélange de mécontentement et de langueur. Elle accueillit le confesseur avec un sourire contraint, et lui tendit une main qu’il ne put prendre sans frissonner.
– Mon cher père, lui dit-elle, je suis fort aise de vous revoir. Vos bonnes paroles m’ont bien fait défaut ces derniers temps, et c’est aujourd’hui plus que jamais que je sens le besoin de les entendre.
Elle fit signe au domestique de se retirer, tandis que Schedoni, debout près de la fenêtre, s’efforçait de cacher son agitation. Quelques mots obligeants de la marquise le rappelèrent à lui-même. Il retrouva bientôt son sang-froid et sa présence d’esprit, et s’assit près de la marquise. Après l’échange des premiers compliments, il se fit un silence de quelques minutes. Ni l’un ni l’autre n’osait aborder le sujet qui occupait exclusivement sa pensée et sur lequel leurs intérêts respectifs étaient devenus tout à coup si contraires. Si Schedoni eût été moins dominé par ses propres sentiments, il aurait remarqué le tremblement et la rougeur de la marquise qui, craignant de demander si Elena existait encore, détournait les yeux de celui qu’elle croyait son meurtrier. De son côté, Schedoni, non moins troublé, évitait soigneusement les regards de cette femme qui lui inspirait une aversion toute nouvelle. Chaque moment de silence augmentait sa perplexité. Il n’osait prononcer le nom d’Elena, ni avouer qu’elle était encore vivante; et pourtant il se méprisait d’éprouver une semblable crainte, frémissant au souvenir de l’action qui l’avait amené à une situation si critique. Il ne savait pas non plus comment s’y prendre pour informer la marquise de la découverte qu’il avait faite de la naissance d’Elena, ni pour lui suggérer qu’elle pourrait être unie à son amant sans que l’honneur de la famille Vivaldi en fût atteint. Cette révélation devait être ménagée de manière à ne pas froisser trop brusquement l’orgueil de la marquise. Il fallait aussi prévenir le chagrin que lui causerait l’échec de ses premiers desseins. Il méditait sur ces divers sujets, quand la marquise rompit le silence la première.
– Mon père, dit-elle avec un soupir et en tenant les yeux baissés, j’ai toujours trouvé en vous un consolateur dans mes afflictions. En sera-t-il de même aujourd’hui? Vous savez quelles inquiétudes me tourmentent depuis longtemps. Puis-je, dites-moi, puis-je savoir si la cause en subsiste encore?
Elle s’arrêta un instant, et reprit:
– M’est-il permis d’espérer que mon fils ne sera plus entraîné à méconnaître ses devoirs?
Schedoni demeura un moment sans répondre, puis, mesurant ses paroles:
– Madame, dit-il, je puis vous assurer que l’objet principal de vos inquiétudes est maintenant écarté.
– Ah! s’écria la marquise, se méprenant sur le sens de cette phrase. Est-elle morte? Est-ce là ce que vous voulez dire?
Et comme il tressaillait en gardant le silence:
– Parlez donc, ajouta-t-elle, mon cher père, dissipez mes craintes. Dites-moi si vous avez réussi et si elle a subi le châtiment qu’elle méritait.
– J’ai réussi, madame, quant à l’objet important, répondit Schedoni en détournant les yeux avec une sourde indignation. Sachez que votre fils n’est plus exposé à contracter une alliance indigne de vous.
– Mais quoi, repartit la marquise, que voulez-vous me faire entendre? Votre succès ne serait-il pas complet?
– Je ne puis dire cela, dit Schedoni, puisque d’une part l’honneur de votre maison est sauf et que, de l’autre, on a pu… sauver les jours…
Il balbutia plutôt qu’il ne prononça ces derniers mots, se représentant l’instant fatal où, le poignard levé sur Elena, il l’avait reconnue pour sa fille.
– Sauver les jours!… répéta la marquise. Expliquez-vous, mon père.
– Elle vit, madame, répondit Schedoni avec effort. Cependant vous n’avez plus rien à craindre d’elle.
– Vos réponses sont des énigmes, mon père, reprit la marquise avec impatience. Cette fille existe, dites-vous? Soit, j’entends cela; mais quand vous ajoutez que je n’ai rien à craindre…
– Je dis aussi la vérité, madame, et la bonté de votre cœur doit applaudir que la miséricorde ait pu se concilier avec la justice.
– Voilà des sentiments, dit la marquise en trahissant son irritation, qui peuvent être bien placés en de certaines circonstances. Ce sont de ces habits de fête que l’on endosse quand le temps est beau; mais ici l’horizon est chargé de nuages; la simplicité est de mise, et je ne veux me revêtir que de raison et de bon sens. Faites-moi connaître ce qui a amené ce changement dans vos résolutions, et venons-en au fait, je vous prie.
Schedoni exposa alors avec toute l’adresse possible, et sans se trahir lui-même, toutes les circonstances capables de relever la famille d’Elena et d’affaiblir la répugnance de la marquise pour le mariage que son fils avait voulu contracter, espérant l’amener ainsi à consentir à cette union Il joignit à ces révélations un récit, habilement arrangé, de la manière dont il avait découvert la nouvelle situation des choses. La marquise, ayant peine à se contenir, attendait impatiemment que Schedoni eût fini de parler.
– Mon père, dit-elle quand le récit fut achevé, est-il possible que vous vous soyez laissé prendre aux artifices d’une fille qui avait tout intérêt à vous abuser pour détourner d’elle le danger? Comment un homme de votre expérience a-t-il pu ajouter foi à de pareilles fables? Dites plutôt, mon père, que vos résolutions ont faibli au moment de les accomplir et que vous cherchez maintenant une excuse à votre faiblesse.
– Madame, répliqua gravement Schedoni, je ne suis pas homme à me contenter de fausses apparences et encore moins à renoncer par faiblesse à un acte de justice que j’aurais jugé nécessaire. Et quant à votre dernier reproche, mon caractère me défend assez, je le pense, contre toute imputation de fausseté.