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Avant qu’il eût le courage de demander au médecin son opinion, certaines taches noirâtres qui s’étendaient sur le visage de la morte, et quelques autres symptômes encore, lui firent supposer qu’elle avait été empoisonnée. Il craignait de rompre le silence et fixait sur le médecin un regard interrogateur.

– Je devine, dit celui-ci, quelle est votre pensée. Il y a certes des apparences qui la justifient; cependant, les mêmes symptômes peuvent se retrouver dans d’autres circonstances.

Il ajouta quelques explications qui parurent assez plausibles à Vivaldi, puis il demanda à parler à Béatrice afin de savoir dans quel état se trouvait la défunte quelques heures avant la catastrophe.

Après un assez long entretien avec la servante, il s’en tint à sa première opinion, et conclut de plusieurs accidents contradictoires qu’on ne pouvait trancher affirmativement la question d’empoisonnement. Soit qu’il craignît d’émettre un avis qui aurait pu faire planer sur quelqu’un une accusation d’homicide, soit qu’il voulût épargner à Vivaldi l’horreur d’une pareille découverte, il s’appliqua à tranquilliser le jeune homme et à lui persuader que la mort de la signora Bianchi avait pu être naturelle.

Vivaldi s’arracha enfin à ce triste spectacle et sortit de la maison sans avoir été vu de personne, à ce qu’il crut du moins. Le jour commençait à poindre. Déjà l’on voyait sur le rivage quelques pêcheurs mettre leurs petits bateaux à la mer. Il n’était plus temps de faire des recherches dans les ruines de Paluzzi. Il retourna donc à Naples, un peu calmé par le résultat de sa démarche. Il se sépara du médecin, et rentra au palais avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour en sortir.

VI

Privée par cette catastrophe inattendue de la seule parente et du seul appui qu’elle eût sur terre, Elena n’était cependant occupée que des pieux devoirs qui lui restaient à remplir. La signora Bianchi fut enterrée dans le couvent de Santa Maria de la Pietà. Le corps, escorté d’une file de prêtres qui tenaient des torches funéraires, fut porté à visage découvert, suivant l’usage du pays. Mais l’orpheline, à qui ce même usage ne permettait pas de suivre le convoi, s’était rendue d’avance au couvent pour assister à l’office mortuaire. Sa douleur ne lui permit point de joindre sa voix à celles des religieuses; mais cette sainte cérémonie y apporta quelque adoucissement, et son cœur se soulagea par des larmes abondantes. Le service achevé, l’abbesse lui rendit visite et entremêla ses consolations des plus vives instances pour la décider à chercher un asile dans sa communauté. C’était en effet l’intention d’Elena qui espérait trouver là une retraite convenable à sa situation et aux dispositions de son âme. Aussi s’engagea-t-elle, en quittant l’abbesse, à revenir dès le lendemain s’établir au couvent comme pensionnaire; elle ne serait même pas retournée à la villa Altieri, si ce n’eût été pour instruire Vivaldi de cette résolution. Son estime et son attachement pour lui s’étaient accrus à tel point qu’elle fondait tout le bonheur de sa vie sur l’union projetée par sa tante, lorsqu’elle l’avait confiée solennellement à Vivaldi comme à son plus sûr protecteur. Elena trouva le jeune homme qui l’attendait chez elle.

Aux premiers mots qu’elle lui dit, Vivaldi fut saisi d’une inquiétude singulière, quoiqu’il sût bien que cette retraite ne devait être que momentanée. Elena lui avait laissé voir son affection; il avait en elle toute la confiance que l’amour peut inspirer, et cependant il lui semblait qu’il la voyait là pour la dernière fois. Mille craintes vagues jusqu’alors inconnues venaient l’assaillir. Ces religieuses, parmi lesquelles elle allait vivre, ne tenteraient-elles pas de la retenir, de la fixer parmi elles? ne finiraient-elles pas par y parvenir? Les protestations même d’Elena ne suffisaient pas pour le rassurer sur les suites de cette séparation.

– Hélas! disait-il, ma chère Elena, je me figure, je ne sais pourquoi, que nous allons nous quitter pour toujours. Je sens sur mon cœur comme un poids que j’ai peine à soulever. Ah! pourquoi ne vous ai-je pas pressée de former sur-le-champ des nœuds indissolubles? pourquoi ai-je laissé exposé à la merci du sort un bonheur qu’il était en notre pouvoir de mettre hors de toute atteinte? Que dis-je? N’en est-il pas temps encore? Oh! chère Elena, que la tyrannie des fausses bienséances ne vous arrête pas! Si vous allez à Santa Maria que ce soit avec moi, pour y faire bénir notre union.

Aux vives inquiétudes de son amant, Elena répondit par de doux reproches. Pourquoi tant d’alarmes au sujet d’une retraite que l’état actuel de son âme, le respect dû à la mémoire de sa tante, et la décence de sa situation, rendaient également nécessaire? Douterait-il de la constance de ses sentiments et de la fermeté de son caractère? Dans ce cas, il aurait fait un choix imprudent en offrant de la prendre pour compagne de sa vie.

Vivaldi n’avait rien de sensé à lui répondre; il lui demanda pardon de sa faiblesse et s’efforça de bannir des inquiétudes si peu fondées. Mais il eut beau faire, il ne put recouvrer ni tranquillité ni confiance, et la jeune fille se laissa gagner elle-même par un abattement que cependant sa raison combattait. Les deux amants se séparèrent en versant des larmes et en s’exhortant mutuellement au courage, malgré les défaillances involontaires qu’ils éprouvaient en secret l’un et l’autre.

Elena, restée seule, s’efforça de se distraire par les apprêts de son départ, qui la menèrent fort avant dans la nuit. La vue de cette maison où elle avait vécu depuis son enfance, et qu’elle allait maintenant quitter pour un monde inconnu, lui inspirait des pensées mélancoliques. Elle croyait voir errer l’ombre de sa tante dans cette chambre où elles avaient passé la soirée ensemble, la veille du fatal événement. Son imagination évoquait des souvenirs à la fois bien tristes et bien doux, lorsqu’elle en fut distraite par un bruit soudain qu’elle entendit au-dehors. Elle leva les yeux et vit plusieurs visages qui semblèrent passer rapidement devant sa fenêtre. Comme elle se levait pour fermer les jalousies, on frappa fortement à la porte d’entrée, puis Béatrice poussa des cris perçants. Bien qu’alarmée pour elle-même, Elena eut le courage de courir au secours de la vieille femme; mais, en entrant dans un passage qui menait à la salle d’où partaient les cris, elle aperçut trois hommes masqués et enveloppés de manteaux, qui s’élancèrent à sa rencontre. Elle s’enfuit, mais ils la poursuivirent jusque dans la chambre qu’elle venait de quitter. Sa force et son courage l’abandonnaient; elle leur demanda cependant quel était leur projet. Sans lui répondre, ils lui jetèrent un voile sur la tête et l’entraînèrent vers le portique, malgré ses cris et ses supplications.

En passant dans la salle, elle aperçut Béatrice attachée à un pilier; l’un des bandits masqués la surveillait et la menaçait du geste. La pauvre vieille femme, à la vue d’Elena, se mit à supplier ces hommes plus pour sa maîtresse que pour elle-même. Vains efforts! Elena fut entraînée de la maison dans le jardin où elle perdit connaissance. Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans un carrosse fermé, emporté au grand galop des chevaux. À ses côtés, elle revit les deux hommes masqués qui s’étaient emparés d’elle, et qui à toutes ses questions, à toutes ses prières, ne répondirent que par un silence absolu. Le carrosse roula toute la nuit, ne s’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque relais, Elena s’efforçait d’appeler au secours et d’intéresser à son sort les gens de la poste; mais les stores de la voiture étaient soigneusement fermés, et les ravisseurs en imposaient sans doute par quelque fable à la crédulité de l’entourage, car personne ne bougea pour la délivrer. Pendant les premières heures, le trouble et la terreur l’avaient profondément abattue; mais quand elle reprit un peu ses esprits, la douleur et le désespoir l’assaillirent derechef: elle se vit séparée de Vivaldi pour toujours. Persuadée que cette violence était l’œuvre de la famille de son amant, elle comprit quels obstacles insurmontables allaient maintenant se dresser entre eux, et l’idée qu’elle ne verrait plus le jeune homme agit sur elle avec tant de force qu’elle en oublia toute autre crainte et devint dès lors indifférente sur le lieu de sa destination et le sort qu’on lui réservait. Dans la matinée, comme la chaleur commençait à se faire sentir, on abaissa un peu les panneaux du carrosse pour donner de l’air; mais cette petite ouverture ne laissait voir que des cimes de montagnes et des roches. Il était près de midi, autant qu’Elena put en juger par l’excès de la chaleur, lorsqu’on s’arrêta à une maison de poste pour lui faire donner un verre d’eau fraîche, et, comme le panneau fut abaissé tout à fait, elle aperçut un pays sauvage et solitaire, hérissé de montagnes et de forêts. Elle trouva cependant un soulagement passager dans le spectacle de cette nature abrupte, mais grandiose, qu’on lui permettait encore de contempler; et son courage se soutint pendant le reste du voyage. Quand la chaleur et le jour furent sur leur déclin, le carrosse entra dans une gorge creusée entre deux chaînes de rochers, au fond de laquelle on découvrait, comme par un long télescope, une vaste plaine bornée par des montagnes que doraient les feux du soleil couchant. Le chemin pratiqué sur l’un des côtés de cette gorge dominait le lit d’un torrent qui, s’élançant impétueusement des hauteurs, modérait ensuite sa course jusqu’au bord d’un autre précipice où il s’élançait avec un horrible fracas, en dispersant dans les airs une poussière d’écume. À ce spectacle plus effrayant mille fois que la plume ou le pinceau ne le peuvent rendre, Elena ressentit une sorte de plaisir âpre, en harmonie avec ses émotions douloureuses; mais ce sentiment fit place à un effroi véritable lorsqu’elle vit que la route qu’elle suivait aboutissait à un pont étroit, jeté, d’une chaîne de montagnes à l’autre, par-dessus l’abîme au fond duquel grondait l’impétueux torrent. Ce pont n’avait d’autre parapet que quelques frêles pièces de bois. Il était si élevé que de loin on croyait le voir suspendu dans le ciel. Elena ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu pendant ce périlleux passage. De l’autre côté de la gorge, le chemin continuait à descendre le long du torrent pendant l’espace d’un mille environ et débouchait sur de larges et riches campagnes, en face des belles montagnes qu’on avait entrevues au fond du défilé: il semblait qu’on passât de la mort à la vie. Mais ce tableau et ces contrastes cessèrent d’occuper l’esprit d’Elena lorsque, sur une des plus hautes montagnes qui se dressaient devant elle, elle distingua les clochers d’un monastère qui lui parut être le terme de son voyage.

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