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– Ne veniez-vous pas, continua-t-elle, pour m’avertir du danger que je courais?

– Du danger? balbutia-t-il.

– N’auriez-vous pas découvert les cruels desseins de Spalatro?

– Vous avez raison, s’empressa-t-il de dire tout troublé, vous avez raison… Mais ne parlons plus de cela. Pourquoi revenir encore sur ce sujet?

Ces paroles surprirent Elena qui, voyant les traits de Schedoni redevenir sombres, n’osa pas lui faire remarquer que c’était la première fois qu’elle l’interrogeait sur ce point. Elle risqua cependant une autre question de la dernière importance: elle le pressa de lui dire sur quels motifs il se fondait pour affirmer qu’elle était sa fille, en lui faisant observer que jusqu’alors il n’en avait donné aucun. Schedoni lui répondit d’abord avec une effusion chaleureuse, inspirée par les sentiments qui débordaient dans son âme; puis, lorsqu’un peu plus de calme lui permit de mettre de l’ordre dans ses idées, il rappela plusieurs faits qui prouvaient au moins qu’il avait eu des relations intimes avec la famille d’Elena, et d’autres encore qu’elle croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante, la signora Bianchi. Dès lors, elle ne pouvait plus douter qu’elle et Schedoni n’appartinssent à la même maison.

La situation toute nouvelle où se trouvait Schedoni, son bouleversement, ses remords, l’horreur qu’il avait de lui-même, les premiers mouvements de l’amour paternel, cette foule de sentiments qui l’assaillaient à la fois, lui firent désirer la solitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assura que dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour la ramener chez elle. Après quoi, il quitta la chambre brusquement.

Comme il descendait l’escalier, il aperçut Spalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau dont il devait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à la mer.

– Est-ce fait? demanda le bandit à demi-voix. Me voici.

Et déployant le manteau, il mit le pied sur les premières marches.

– Arrête, misérable, arrête! lui dit Schedoni en reprenant toute son énergie. Garde-toi d’entrer dans cette chambre. Il y va de ta vie.

– De ma vie! s’écria Spalatro reculant de surprise. Est-ce que la sienne ne vous suffit pas!

Schedoni ne répondit rien et continua rapidement son chemin. Mais Spalatro, le suivant, lui présenta encore le manteau en disant:

– Mais apprenez-moi donc ce que je dois faire!

– Retire-toi! répondit le moine d’un air terrible. Laisse-moi.

– Quoi? reprit le coquin dont la surprise augmentait toujours. Est-ce que le courage vous a manqué? Allons, si cela est, je vois bien, quoi qu’il m’en coûte, qu’il faut que je fasse la besogne moi-même. Le moment de la faiblesse est passé. Je vais…

– Scélérat! Démon incarné! s’écria Schedoni en le prenant à la gorge.

Mais, tout à coup, il se rappela que cet homme ne faisait qu’obéir à ses propres instructions. Il le relâcha donc peu à peu et, d’une voix radoucie, il lui ordonna d’aller se coucher.

– Demain, ajouta-t-il, je te parlerai. Quant à ce soir, j’ai changé d’avis. Retire-toi.

Comme Spalatro hésitait tout étonné, Schedoni lui répéta les mêmes ordres d’une voix terrible et ferma avec violence la porte de sa chambre pour se débarrasser de la vue d’un homme qui lui était devenu odieux. Il commençait à se calmer lorsqu’il fut saisi de la crainte que le scélérat, pour prouver son courage renaissant, n’allât tout seul exécuter le crime dont il devait être le complice. Il sortit donc vivement et retrouva Spalatro dans le passage qui conduisait au petit escalier. Que faisait-il là? Quelles étaient ses intentions? À l’appel de Schedoni, il se retourna sans répondre et regagna à pas lents sa chambre où le moine le suivit et l’enferma. Il retourna ensuite à la chambre de la jeune fille, la ferma aussi, s’assura également de la porte secrète et emporta les clefs. Alors plus tranquille, il se retira chez lui. Non dans l’espoir d’y prendre du repos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil à l’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient de mesurer la profondeur.

XVIII

Elena, restée seule, se rappela tout ce que Schedoni lui avait appris sur sa famille; et en comparant ces nouvelles informations avec celles qu’elle tenait de sa tante, elle ne trouva entre les unes et les autres aucune contradiction apparente. Elle savait que sa mère avait épousé un gentilhomme de la maison de Bruno, dans le duché de Milan, que cette union avait été des plus malheureuses et qu’avant même de perdre sa mère, elle avait été confiée aux soins de la signora Bianchi, unique sœur de la comtesse de Bruno. Elle ne conservait aucun souvenir de son enfance. Souvent elle avait demandé, sur sa naissance et ses parents, des éclaircissements qu’on lui avait refusés sous prétexte qu’il valait mieux ensevelir dans le silence les malheurs et la ruine de sa famille. C’est tout ce qu’elle avait pu tirer de la bouche de la pauvre signora qui, se ravisant à ses derniers moments, avait voulu lui en apprendre davantage; mais la mort avait prévenu ses confidences. Quant au père d’Elena, il était mort, assurait-on, quand elle était encore enfant. Le médaillon que la jeune fille portait maintenant au cou figurait parmi les bijoux laissés par la comtesse et devait être remis, plus tard, à l’orpheline, en même temps qu’elle apprendrait l’histoire de sa famille. Elena l’avait trouvé dans le cabinet de sa tante.

Quoique le récit de Schedoni concordât sur presque tous les points avec le peu qu’elle savait de son père, la jeune fille ne pouvait revenir de son étonnement, et quelques doutes subsistaient encore dans son esprit. D’un autre côté, lorsqu’elle eut repris un peu de calme, elle en revint à chercher quel motif avait conduit Schedoni chez elle au milieu de la nuit. Aux récits et au portrait que Vivaldi lui avait faits, elle avait tout de suite reconnu le moine pour l’agent de la marquise et le persécuteur de leurs amours; mais, rejetant des suppositions trop pénibles, elle aimait à se persuader que si Schedoni, ne la connaissant pas, avait voulu aider la marquise à l’éloigner de Vivaldi, il avait changé de sentiments depuis qu’il avait soupçonné les liens de paternité qui l’unissaient à elle et qu’alors, impatient d’éclaircir la vérité, il s’était introduit chez elle sans tenir compte ni du lieu ni de l’heure. Tandis qu’elle apaisait ses craintes par ces explications, plus ou moins vraisemblables, elle aperçut à terre une pointe de poignard qui sortait de dessous le rideau. À cette découverte, frappée d’une commotion terrible, elle ramassa l’arme et, toute tremblante, elle eut un instant l’intuition du vrai motif de la visite de Schedoni; mais elle repoussa bien vite cette idée et se reprit à croire que Spalatro seul avait projeté de l’assassiner et que Schedoni, survenu pour l’arracher à la mort, avait sauvé sans le savoir sa propre fille, que le portrait lui avait fait ensuite reconnaître. S’attachant à cette conviction, le cœur d’Elena, plein de reconnaissance pour son libérateur, recouvra quelque tranquillité.

Pendant ce temps, Schedoni, renfermé dans sa chambre, était livré à des sentiments bien différents. Le premier trouble passé, dès qu’il fut en état de réfléchir, sa situation l’épouvanta. En persécutant Elena à l’instigation de la marquise, il avait menacé la vie de sa propre fille! En conspirant la perte d’une victime innocente, c’était lui qu’il avait été sur le point de frapper!

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