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Enfin, tout ce qu’il avait fait pour satisfaire son ambition tournait contre cette ambition même; car une alliance avec l’illustre maison de Vivaldi était ce qui le flattait le plus au monde, et voilà qu’il s’était éloigné de ce but suprême en foulant aux pieds tous les principes de vertu et d’humanité! Maintenant il désirait aussi ardemment cette union qu’il l’avait jusqu’alors combattue; mais il fallait obtenir le consentement de la marquise. Il ne désespérait pas d’y parvenir; si pourtant elle résistait, il serait toujours temps d’unir secrètement les deux amants. Il pensait d’ailleurs avoir peu de chose à craindre, maître comme il l’était des secrets de la marquise, qui serait trop heureuse d’acheter son silence. Quant à l’accord du marquis, Schedoni ne le regardait pas comme indispensable.

Avant tout, il fallait tirer Vivaldi des redoutables prisons de l’Inquisition.

Or, d’après les règles du Saint-Office, si le dénonciateur ne paraissait pas en personne au tribunal, l’accusé devait être relâché. Il se garderait donc d’y paraître. Pour faire arrêter le jeune homme, il lui avait suffi d’envoyer une dénonciation anonyme, avec l’indication du lieu où l’on pourrait se saisir de sa personne.

Il s’agissait maintenant non plus de poursuivre l’accusation, mais, au contraire, de déployer beaucoup de zèle et d’activité pour soustraire Vivaldi à son persécuteur inconnu et lui faire rendre la liberté. Il espérait ainsi, avec l’aide d’un certain ami qui entretenait des relations officielles avec l’Inquisition et qui l’avait déjà secondé en mainte occasion, s’attribuer le rôle d’un libérateur.

Les mesures qu’il avait employées jusque-là l’avaient mis lui-même à couvert. Ayant trouvé par hasard, dans l’appartement de cet ami, une formule d’arrestation contre une personne suspecte d’hérésie, il avait su en fabriquer une copie assez fidèle pour tromper le bénédictin. Quelques bravi, gagés pour jouer le personnage d’officiers de l’Inquisition, étaient venus s’emparer de Vivaldi et l’avaient conduit à l’endroit où les officiers véritables du tribunal se trouvaient prêts à le recevoir, tandis qu’une autre partie de la troupe emmenait Elena sur les bords de l’Adriatique.

Schedoni s’était fort applaudi de ces heureux artifices par lesquels, en jetant un voile impénétrable sur le sort de la jeune fille, il se mettait lui-même à l’abri des soupçons et de la vengeance de Vivaldi.

L’embarras du moment était de faire revenir Elena à Naples, car il ne pouvait l’y ramener lui-même puisqu’il ne voulait pas l’avouer pour sa fille. Et, d’un autre côté, à qui aurait-il pu la confier sûrement?…

Cependant le jour commençait à paraître. Il se détermina à conduire Elena jusqu’à la première ville, quitter à aviser ensuite. Il délivra Spalatro et lui ordonna d’aller chercher des chevaux et un guide au village voisin. Puis, il s’achemina vers la chambre de la jeune fille pour la préparer au départ. En approchant de cette chambre, le souvenir de l’affreux projet qui l’avait conduit la veille par ce même passage et par ce même escalier excita en lui tant d’émotion qu’il ne put aller plus loin et que, revenant sur ses pas, il prit un autre corridor pour se rendre chez Elena. C’est d’une main tremblante qu’il ouvrit la porte; toutefois, en entrant, il reprit tout son empire sur lui-même. Elena de son côté, fort agitée en le revoyant, vint à sa rencontre, le sourire sur les lèvres, mais l’inquiétude dans le cœur. Il lui tendit affectueusement la main; mais, tout à coup, apercevant le stylet qu’il avait oublié dans la chambre, il s’arrêta court et pâlit. Elena, portant les yeux sur l’objet qui fixait l’attention du moine, le prit et le lui présenta en disant:

– Tenez, mon père, j’ai trouvé cette arme dans ma chambre la nuit dernière.

– Ce poignard? balbutia Schedoni, en affectant une extrême surprise.

– Examinez-le, je vous prie, continua-t-elle. Savez-vous à qui il appartient et qui l’a apporté ici?

– Quoi! Que voulez-vous dire? s’écria le moine, près de se trahir.

– Savez-vous, mon père, quel usage on en voulait faire?

Hors d’état de répondre, Schedoni saisit le poignard et le jeta violemment à l’autre bout de la chambre.

– Oui, s’écria Elena, je vois que vous savez tout! Moi aussi, mon père, j’ai deviné la vérité!

– Quoi, malheureuse enfant! Qu’as-tu deviné? demanda-t-il avec un trouble à peine réprimé. Parle enfin! Que sais-tu?

– Tout ce que je vous dois, répondit-elle simplement. Je sais que la nuit dernière, pendant que je dormais, un assassin est entré dans ma chambre, un poignard à la main, et que…

Un gémissement étouffé interrompit Elena, et la peur la saisit quand elle vit la figure livide et contractée du moine; mais, attribuant ce trouble extrême à l’horreur que lui inspirait le crime, elle reprit:

– Pourquoi me cacher le danger que j’ai couru, puisque vous m’en avez préservée? Ah! mon père, ne me privez pas du plaisir de répandre ces larmes de reconnaissance et ne vous dérobez pas aux actions de grâces qui vous sont dues! Quand je dormais là, sur ce lit, et qu’un scélérat prêt à profiter de mon sommeil… c’est vous, oui, c’est vous qui… Ah! puis-je oublier que c’est mon père qui m’a sauvé de ses coups!

À ce mot, la nouvelle émotion de Schedoni, pour venir d’une cause différente, ne fut pas moins violente. À peine fut-il capable de la dissimuler.

– Assez, ma fille, dit-il d’une voix sourde, assez sur ce sujet!

Et il se détourna, sans oser l’embrasser.

Elena, qui l’observait, continua d’attribuer cette agitation au souvenir du danger auquel il l’avait arrachée. Cependant, Schedoni, pour qui ses remerciements exaltés étaient autant de coups de poignard, l’avertit de se préparer à partir tout de suite et quitta brusquement la chambre.

Spalatro revint avec des chevaux mais sans avoir pu trouver de guide, et il s’offrit lui-même à conduire les voyageurs.

Schedoni, malgré sa répugnance pour cet homme, fut bien forcé d’accepter ses services. Tout étant prêt pour le départ, Elena descendit dans la cour; mais, à l’aspect de Spalatro, elle se détourna avec effroi et se jeta dans les bras du moine.

– Ah! s’écria-t-elle, quels souvenirs cet homme me rappelle: à peine, en le voyant, puis-je me croire en sûreté près de vous!

Et comme Schedoni ne répondait pas:

– N’est-ce pas lui, poursuivit-elle, n’est-ce pas cet assassin dont vous m’avez préservée? Quoique vous n’ayez pas voulu me le dire dans la crainte de m’effrayer.

– Bien, bien, répliqua le moine, cela se peut; mais le mieux est de n’en pas parler. Spalatro amène les chevaux.

Ils montèrent à cheval, et quittèrent cette fatale demeure en s’éloignant des bords de l’Adriatique. Bientôt, ils entèrent dans les sombres forêts du Gargano. La joie qu’éprouvait Elena d’avoir échappé à un danger si récent était fort troublée par la présence de Spalatro. Elle rapprochait toujours son cheval de celui de Schedoni et parfois, quand elle jetait les yeux sur la physionomie de son autre compagnon, son courage l’abandonnait, malgré toutes les raisons qu’elle avait de se croire sous la protection d’un père. Schedoni, perdu dans ses réflexions, ne troublait par aucune parole le silence des solitudes qu’ils traversaient. Quant à Spalatro, occupé à rechercher les causes du changement subit du moine qui protégeait maintenant Elena, après avoir voulu se défaire d’elle, il n’en méditait pas moins quelque moyen de se venger, dès qu’il le pourrait, du traitement qu’il avait subi la veille.

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