– Qui va là?
Un long silence fut la seule réponse.
– Serions-nous observés? dit Bonarmo.
Tous deux se levèrent et quittèrent l’orangerie pour se rapprocher de la maison. Placés sous la fenêtre où Vivaldi avait vu Elena la nuit précédente, ils accordèrent leurs instruments et entamèrent la sérénade par un duo des plus mélodieux. Vivaldi avait une belle voix de ténor et donnait à son chant l’expression la plus pathétique, son âme respirait dans ses accents passionnés; mais il ne put juger de l’effet qu’il avait produit, car la maison resta plongée dans le silence et l’obscurité. Seulement, dans un intervalle de leurs accords, Bonarmo crut entendre près de lui des gens qui parlaient avec une extrême précaution: il écouta plus attentivement; mais il ne put s’assurer de la vérité. Vivaldi prétendit que ce murmure confus n’était que celui de la multitude répandue sur les quais de la ville. Ce qui le préoccupait en le décourageant, c’était l’inutilité de sa tentative; il en éprouvait une douleur si vive que Bonarmo, redoutant les suites de son désespoir, essaya de le persuader qu’il n’avait pas de rival, et cela avec la même chaleur qu’il avait mise à lui affirmer le contraire. Enfin ils quittèrent le jardin, Vivaldi jurant sur l’honneur qu’il ne prendrait aucun repos avant d’avoir découvert cet inconnu qui troublait son bonheur, et de l’avoir forcé à expliquer le sens de ses mystérieux avis; Bonarmo objectant les difficultés d’une telle recherche et l’éclat qu’elle ne manquerait pas d’amener, éclat fâcheux pour l’avenir d’un amour qu’il ne fallait point ébruiter; mais Vivaldi résistait à toutes ces remontrances.
– Nous verrons, disait-il, si ce démon sous l’habit de moine osera de nouveau traverser mon chemin; s’il paraît il ne saurait m’échapper; s’il ne se montre pas, j’attendrai son retour avec la même constance qu’il a attendu le mien; oui, dussé-je m’enfoncer dans ces ruines, et dussé-je y périr!
Bonarmo fut frappé de la véhémence que Vivaldi mit dans ces derniers mots; cessant dès lors de s’opposer à son dessein, il le pria seulement de considérer qu’il était assez mal armé.
– Chut! dit Vivaldi, au détour d’une roche qui surplombait leur route. Nous approchons de l’endroit: voici la voûte.
En effet, elle se dessinait dans l’obscurité, entre deux montagnes taillées à pic.
Ils marchaient en silence et d’un pas léger, jetant autour d’eux des regards méfiants, et s’attendant à voir d’un instant à l’autre le moine sortir d’entre les rochers; mais ils arrivèrent à la voûte sans avoir rencontré le moindre obstacle.
– Eh bien, dit Vivaldi, nous voilà ici avant lui.
En disant ces mots, le jeune comte s’appuya contre la muraille, au milieu de la voûte, près d’un escalier taillé dans le roc. Après quelques moments de silence, Bonarmo, qui songeait à tout ce qui s’était passé, demanda à son ami:
– Croyez-vous réellement que nous puissions parvenir à saisir ce personnage? Il a passé à côté de moi avec une rapidité surprenante, et je suis enclin à croire qu’il y a en lui quelque chose de surnaturel. Mais aussi de quelles circonstances extraordinaires son apparition n’a-t-elle pas été entourée? Comment a-t-il su votre nom, lorsqu’il vous a interpellé pour la première fois? S’il vous a averti de ne pas aller à la villa Altieri, c’est donc qu’il était instruit de la réception qui vous y attendait.
– Ah! oui, s’écria impétueusement Vivaldi, et ce rival que je dois craindre, c’est lui, c’est lui-même! Il s’est affublé de ce costume saint pour en imposer à ma crédulité, pour me détourner de mes projets sur Elena, et me voilà réduit à me cacher honteusement pour l’attendre, pour l’épier, ce rival, comme ferait un assassin!
– Pour Dieu! dit Bonarmo, modérez ces transports, et songez en quel lieu nous sommes!
Mais ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à calmer son ami.
Un temps assez long s’était déjà passé dans cette sorte d’embuscade lorsque Bonarmo vit à l’entrée de la voûte, du côté de la villa Altieri, comme une ombre qui interceptait la faible clarté du crépuscule. Vivaldi, ayant les yeux tournés du côté de Naples, n’aperçut pas l’objet qui éveillait l’attention de son compagnon, et celui-ci, se défiant de la violence du jeune homme, jugea prudent de veiller sur les mouvements de cette ombre et de s’assurer d’abord si c’était bien le moine. À sa taille, à la draperie qui l’enveloppait, il crut reconnaître le personnage; il secoua alors le bras de Vivaldi pour attirer ses regards de ce côté; mais l’ombre, s’avançant sous la voûte, disparut dans l’obscurité. Alors, Vivaldi, incapable de se contenir plus longtemps, s’écria en étendant les bras pour occuper le passage:
– Qui va là?
Personne ne répondit, Bonarmo tira son épée et déclara qu’il allait l’agiter tout autour de lui jusqu’à ce qu’il rencontrât la personne qui se cachait. Mais si elle venait à eux, ajouta-t-il, il ne lui serait fait aucun mal. Même silence. Ils continuèrent d’écouter, et crurent entendre quelqu’un passer près d’eux. Le passage, en effet, n’était pas assez étroit pour qu’ils pussent le bloquer tout entier. Vivaldi s’avança vers le bruit, mais il ne vit personne sortir de la voûte du côté de Naples, où la clarté plus forte l’aurait fait aisément découvrir.
– Assurément, dit Bonarmo, quelqu’un vient de passer à côté de moi, et je crois avoir entendu des pas dans l’escalier qui conduit au fort.
– Eh bien, suivons-le, dit Vivaldi.
Et il se mit à gravir les degrés.
– Arrêtez! s’écria Bonarmo. Arrêtez pour l’amour du ciel! prenez garde à ce que vous allez faire! Vous aventurer dans ces ruines, par ces ténèbres! poursuivre un bandit peut-être jusque dans son repaire! prenez garde!
Mais Vivaldi, montant toujours:
– C’est le moine, s’écria-t-il, c’est le moine lui-même! Il ne m’échappera pas.
Bonarmo s’arrêta un moment au pied de l’escalier. Puis, honteux d’abandonner son ami, il se détermina à braver le même danger et gravit aussi, non sans efforts, les marches usées, taillées dans le roc. Quand il eut atteint le sommet, il se trouva sur une terrasse ou plate-forme qui formait le dessus de la voûte, et qui commandait des deux côtés la route aboutissant au défilé: quelques débris de murailles et de créneaux indiquaient cette ancienne position fortifiée. Bonarmo chercha des yeux son ami, et ne le vit pas. Il l’appela: seul l’écho des rochers lui répondit. Il entra dans l’enceinte du principal édifice; c’était un espace couvert de ruines, entre des murs qui suivaient les pentes de la montagne. Au sommet était une tour ronde, très élevée et très forte. Arrivé là, Bonarmo n’osa poursuivre plus avant; il se contenta d’appeler Vivaldi à grands cris et regagna la plate-forme. Il crut alors distinguer les sons étouffés d’une voix humaine et, tandis qu’il prêtait une oreille inquiète, il vit sortir des ruines un homme, l’épée à la main. C’était Vivaldi. Bonarmo courut à lui. Le jeune homme était pâle, tout agité, et respirait avec peine. Quelques moments s’écoulèrent avant qu’il pût parler ou entendre les questions empressées que son ami lui adressait coup sur coup.