– Quittons ce lieu, dit-il.
– Très volontiers, répondit Bonarmo. Mais d’où sortez-vous, et qu’avez-vous donc vu pour être si troublé?
– Ne me posez pas de questions; sortons d’ici.
Ils descendirent du rocher, et lorsqu’ils se retrouvèrent sous la voûte, Bonarmo demanda s’ils allaient se remettre en sentinelle.
– Non, dit Vivaldi d’un ton bref qui étonna son ami.
Et ils reprirent le chemin de Naples; l’un redevenu silencieux; l’autre renouvelant ses questions, et aussi étonné de la réserve de son compagnon que curieux de savoir ce qui lui était arrivé.
– C’était donc le moine? demanda Bonarmo. L’avez-vous surpris, saisi? Parlez, de grâce.
– Je ne sais qu’en penser, répondit enfin Vivaldi, je suis dans une perplexité plus grande que jamais.
– Il vous a donc échappé?
– Chut! nous parlerons de ceci plus tard; mais quoi qu’il en soit, ami, cette affaire ne peut en rester là. Je retournerai demain au même endroit, avec une torche. Aurez-vous le courage de m’accompagner?
– Ce n’est pas, je l’espère, de mon courage que vous doutez, repartit Bonarmo. Mais, avant tout, je veux savoir quel est votre dessein. Avez-vous reconnu cet homme?… Vous reste-t-il encore quelques doutes?
– Oui, j’ai des doutes que la nuit prochaine éclaircira; du moins je l’espère.
– Tout cela est étrange, dit Bonarmo. Il y a quelques instants à peine, j’ai été témoin de l’horreur que vous avez éprouvée en quittant la forteresse de Paluzzi, et déjà vous parlez d’y retourner?… Et vous choisissez la nuit pour cette aventure, quand la clarté du jour vous offrirait moins de dangers!
– Les dangers ne m’effraient pas, répondit Vivaldi; mais songez que le jour ne pénètre jamais dans le lieu que je viens de visiter. À quelque heure que l’on s’y hasarde, il faut être muni de torches.
Mais alors, observa Bonarmo, comment avez-vous fait pour trouver votre chemin dans une obscurité si complète?
– Je me suis engagé dans ces détours sans savoir où j’allais; il semblait que j’étais guidé par une main invisible.
– N’importe, reprit Bonarmo, il vaut mieux y pénétrer durant le jour, bien qu’il soit besoin d’un flambeau pour y pénétrer. Car ce serait une témérité impardonnable que de retourner dans un lieu probablement infesté de brigands, à l’heure même qui leur est le plus favorable.
– Non, répliqua Vivaldi, je veux guetter encore ce qui se passera sous la voûte, avant de recommencer mes recherches, et cela ne peut se faire que la nuit. D’ailleurs, il est bon de revenir là à l’heure où je puis espérer d’y rencontrer le moine.
– Il vous a donc échappé?… Et vous ne savez donc pas encore qui il est?
Vivaldi ne répondit qu’en demandant à son ami s’il était déterminé à le suivre. Dans le cas contraire, il chercherait un autre compagnon. Bonarmo voulut prendre le temps d’y réfléchir, et promit de prévenir le comte de sa résolution. Ils arrivaient à la grille du palais Vivaldi; ils se séparèrent.
II
Vivaldi, n’ayant pas réussi à éclaircir le mystère des menaces du moine, résolut de se délivrer des tourments de l’incertitude, en déclarant ses sentiments à Elena. S’il avait un rival, elle serait sans doute assez franche pour le lui dire. Il se rendit de bonne heure à la villa Altieri. Ce fut avec peine qu’il obtint de Béatrice, la vieille servante, la faveur de l’annoncer à la signora Bianchi. Celle-ci, peu disposée d’abord à le recevoir, consentit enfin à une courte entrevue.
Il fut introduit, en attendant la vieille dame, dans la même chambre où il avait un soir aperçu Elena, à travers ses jalousies ouvertes.
Agité d’une vive impatience ou d’un enthousiasme plein de charme, il promenait tour à tour ses regards sur le prie-Dieu, d’où il avait vu Elena se lever, et sur tous les objets dont elle s’était entourée; il semblait qu’ils eussent emprunté quelque chose de la douce influence qui rayonnait autour d’elle. Les mains de Vivaldi tremblaient en touchant le luth qu’elle avait tenu; il croyait encore entendre la douce voix de la jeune fille. Il remarqua aussi un dessin ébauché, une nymphe dansant, copiée des peintures d’Herculanum, modèle de grâce et de légèreté, et reconnut cette figure pour appartenir à une collection de dessins du même genre qui ornaient le cabinet de son père, et que le marquis avait seul le droit de faire copier, en vertu d’un privilège spécial du roi de Naples.
L’imagination de Vivaldi aidait ainsi à ses illusions, et peu à peu son trouble s’était tellement accru qu’il fut tenté de quitter la maison.
Enfin, la signora parut. Elle le reçut avec un air de réserve très marqué qui redoubla son embarras; et quelques moments se passèrent avant qu’il pût exposer l’objet de sa visite. Elle écouta froidement et d’un visage sévère ses protestations de tendresse; et, lorsqu’il la pressa d’intercéder pour lui auprès de sa nièce, elle lui répondit avec dignité:
– Je ne puis feindre d’ignorer la prévention trop naturelle de votre famille pour une alliance avec la mienne. Je sais quelle importance le marquis et la marquise de Vivaldi attachent aux avantages de la naissance. Votre projet doit choquer leurs idées, à moins toutefois qu’ils ne l’ignorent. En tout cas, je dois vous déclarer, monsieur le comte, que si ma nièce leur est inférieure par le rang qu’elle occupe dans le monde, elle n’a pas à un moindre degré qu’eux-mêmes le sentiment de sa dignité.
Vivaldi, incapable de déguiser la vérité, avoua ingénument les dispositions de sa famille. Mais sa sincérité même, et l’énergie d’une passion trop éloquente pour ne pas commander la sympathie, radoucirent la signora Bianchi. Et puis elle se voyait, par son âge et ses infirmités, suivant le cours de la nature, sur le point de laisser Elena orpheline, seule au monde, sans parents et sans amis. Si jeune que deviendrait-elle?…
Sa beauté et son peu de connaissance du monde l’exposaient à des dangers qui faisaient d’avance frémir la bonne dame. Une telle perspective pouvait justifier l’oubli de certaines convenances qui, en d’autres circonstances, auraient été toutes-puissantes sur elle. Devait-elle refuser d’assurer à sa nièce la protection d’un homme d’honneur qui aspirait à être son époux… Et si sa délicatesse se révoltait à l’idée de faire entrer Elena dans une famille qui la repoussait, sa tendresse et sa sollicitude pour cette chère enfant n’atténuaient-elles pas, devant sa conscience, le blâme auquel elle s’exposait?
Mais, avant de prendre une décision, elle devait s’assurer du degré de confiance que Vivaldi méritait. Pour l’éprouver, elle ne donna à ses espérances que de très faibles encouragements et refusa absolument de lui laisser voir Elena jusqu’à ce que la réflexion l’eût amené à peser mûrement ses résolutions. À toutes les questions qu’il lui posa pour découvrir s’il avait un rival, elle ne répondit que d’une manière évasive. Et quand le jeune homme prit congé d’elle, il se sentit à la vérité un peu soulagé, mais il ignorait encore si sa jalousie était fondée et si les sentiments d’Elena lui étaient favorables.