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En reprenant ses sens, elle se vit entourée de ces hommes à figures sinistres et fut tentée de se jeter à leurs pieds pour implorer leur compassion; mais, craignant de les irriter en leur laissant deviner ses soupçons, elle se plaignit doucement de la fatigue et demanda sa chambre.

Spalatro, prenant une lampe, la conduisit dans une pièce délabrée où il lui dit qu’elle passerait la nuit.

– Où donc est mon lit? demanda-t-elle.

On lui montra un méchant grabat au-dessus duquel pendaient deux rideaux déguenillés.

– Si vous avez besoin de la lampe, ajouta Spalatro, je vous la laisserai quelques minutes et je viendrai la reprendre.

– Eh quoi? reprit-elle d’une voix suppliante, vous ne me laisserez pas de lumière pendant la nuit?

– Pourquoi faire? dit-il avec humeur. Pour mettre le feu à la maison?

Elena le pressa de nouveau de souffrir qu’elle conservât de la lumière; ce serait pour elle une consolation.

– Ah! oui, une belle consolation! reprit Spalatro d’un ton et d’un air singuliers. Vous ne savez guère ce que vous demandez.

– Qu’entendez-vous par-là? s’écria Elena saisie d’une horrible inquiétude. Au nom du ciel, expliquez-vous!

L’homme la regarda sans lui répondre.

– Ayez pitié de moi! dit Elena de plus en plus effrayée.

– Que craignez-vous? reprit cet homme. Est-ce donc une chose si cruelle que de vous ôter cette lampe?

Elena, n’osant laisser voir toute l’étendue de ses soupçons, répondit seulement que la vue de la clarté ranimerait ses esprits abattus.

– Pardieu! répliqua Spalatro, nous avons bien autre chose en tête que d’écouter de pareilles fantaisies! Cette lampe est la seule de la maison, et la compagnie m’attend en bas dans l’obscurité pendant que vous me faites perdre mon temps. Je vous la laisse pour cinq minutes, pas davantage.

Elena se soumit et profit du moment si court où elle restait seule pour explorer la chambre.

C’était une grande pièce sans meubles dont les murs étaient couverts de toiles d’araignée. Elle n’y aperçut qu’une porte, celle par laquelle elle était entrée, et une fenêtre garnie de barreaux de fer. Aucun moyen d’évasion. Elle s’assura en même temps avec effroi que la porte ne pouvait pas se fermer du dedans. Cet examen fait, elle posa la lampe à terre et attendit le retour de Spalatro. Il revint quelques instants après, lui apportant un verre de mauvais vin et un morceau de pain; puis il la laissa dans l’obscurité et verrouilla la porte du dehors. Restée seule, elle essaya de calmer ses craintes par la prière et résolut de veiller toute la nuit. Elle se jeta tout habillée sur le matelas pour y attendre le jour et se livra bientôt aux réflexions les plus sombres. Tout ce qui s’était passé les jours précédents et la conduite de ses gardiens ne lui laissaient plus de doute sur le sort qui l’attendait.

Le caractère connu de la marquise, l’aspect et l’isolement de cette maison, l’air farouche de l’homme qui l’habitait, l’absence de toute personne de son sexe, autant de circonstances propres à lui persuader qu’on l’avait amenée là non pour l’y garder prisonnière mais pour l’y faire mourir. Tout son courage et sa résignation ne purent triompher du trouble et des terreurs dont elle était assaillie. Baignée de larmes, en proie à une agitation fébrile, elle appelait Vivaldi à son secours, Vivaldi à présent si loin d’elle! Et en même temps elle s’écriait: «Je ne le verrai donc plus! Je ne le reverrai jamais!» Heureusement, elle était loin de se douter qu’il fût dans les cachots de l’Inquisition!

La fraude dont on avait usé envers elle, en empruntant pour l’enlever le nom du Saint-Office, lui fit penser que l’arrestation de Vivaldi n’était aussi qu’un moyen imaginé par la marquise pour le faire arrêter et détenir en lieu sûr jusqu’à ce qu’elle fût perdue pour lui. Elle se figurait qu’il avait été conduit dans quelque château écarté, appartenant à sa famille, et que la liberté lui serait rendue au prix du sacrifice de celle qu’il aimait. Cette idée fut la seule qui apportât quelque soulagement à ses douleurs.

Autant qu’elle put en juger, les gens d’en bas veillèrent fort tard, car elle crut distinguer des sons de voix étouffés qui se mêlaient au mugissement des vagues déferlant contre les rochers sur lesquels était bâtie la maison. À chaque bruit d’une porte roulant sur ses gonds, elle croyait entendre monter quelqu’un. À la fin, elle pensa que tout le monde était endormi, car le bruit des flots troublait seul le silence de la nuit. Heureusement, elle ne savait pas que sa chambre avait une porte secrète, ménagée de façon à pouvoir s’ouvrir sans bruit, et par laquelle un malfaiteur pouvait s’introduire à toute heure.

Persuadée que les hommes dans les mains de qui elle était tombée se livraient au repos, elle reprit quelque courage, mais sans pouvoir fermer l’œil. Quittant sa couche, elle se tint quelque temps auprès de la fenêtre, écoutant et guettant tous les bruits et toutes les ombres. La lune qui s’élevait sur l’horizon éclairait la surface agitée de la mer. Elena contemplait le mouvement des vagues écumeuses qui, après s’être brisées sur le rivage, se retiraient au loin vers la masse des eaux pour revenir avec la même furie, toujours acharnées et toujours impuissantes. Ce spectacle de la nature donna quelque répit à ses sinistres préoccupations; et le murmure monotone des flots berçant ses rêveries, elle se laissa aller à une sorte de calme, réaction naturelle après tant d’émotions, et se jeta de nouveau sur son matelas où la lassitude lui procura enfin quelques instants de sommeil.

XVII

Que se passait-il, pendant ce temps, dans le reste de la maison isolée? Les gardiens qui avaient amené Elena étaient partis après une courte conférence avec Spalatro; et c’était le bruit de leur voix qu’elle avait confusément entendu. Mais ce n’était pas entre les mains de son geôlier seul que l’orpheline était restée. Aux estafiers qui venaient de se remettre en route avait succédé un religieux, aussi sombre et silencieux que ceux-là étaient bruyants et animés. Il avait commencé par se retirer dans une chambre dont il avait fermé la porte au verrou, quoiqu’il sût bien qu’il n’y avait que lui et Spalatro dans la maison et que ce dernier n’eût osé se présenter à lui sans sa permission. Mais en s’isolant ainsi des hommes, il ne pouvait échapper à lui-même. Absorbé dans ses pensées et agité par les mouvements de sa conscience, il se jeta sur une chaise et y demeura longtemps immobile. D’un côté, ce qui lui restait de cœur se soulevait contre le crime qu’il avait médité; de l’autre, en songeant que les objets de son ambition lui échappaient s’il renonçait à l’accomplir, il s’étonnait de son hésitation. Ce n’était pas sans surprise qu’il démêlait en lui-même certains traits de son caractère dont il ne s’était pas encore rendu compte et que les circonstances développaient. Il ne savait comment s’expliquer les contradictions et les incohérences entre lesquelles il flottait; combat étrange entre ses sentiments, dont son esprit était le juge. Pourtant, à cet instant précis où il cherchait en quelque sorte à s’analyser, il ne voyait pas clairement que l’orgueil était le principal mobile de ses actions. Dès sa première jeunesse, cette passion s’était montrée dominante chez lui en toutes circonstances et influait puissamment sur toute sa vie.

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