– D’une personne qui m’est inconnue.
Un murmure venant du tribunal fit comprendre à Vivaldi que sa réponse était accueillie par une complète incrédulité.
– Pourquoi ne faites-vous pas appeler le père Ansaldo comme je vous l’ai recommandé? lui dit tout bas une voix qu’il reconnut.
Alors Vivaldi, s’adressant à ses juges:
– Celui qui m’a appris ce que je viens de rapporter est ici, s’écria-t-il. Je l’ai reconnu à sa voix. Qu’on l’arrête.
– De quelle voix parlez-vous? dit l’inquisiteur.
– Je parle d’une personne qui est près de moi et qui m’a parlé. Je supplie qu’on me découvre les yeux afin que je puisse désigner celui qui me poursuit jusqu’ici.
Le tribunal, après s’être consulté quelque temps, acquiesça à la demande du jeune homme. On retira le voile qui lui couvrait la tête. Il regarda tout autour de lui et n’y vit personne que les tortionnaires. L’inquisiteur l’accusa alors d’un ton sévère d’avoir voulu en imposer au tribunal et, sur ses dénégations énergiques, il lui ordonna de donner des preuves de la mystérieuse communication qu’il prétendait avoir reçue. Alors Vivaldi, écartant le scrupule qui l’avait arrêté jusque-là, déclara que la voix lui avait enjoint de demander au tribunal qu’il fit comparaître devant lui le père Ansaldo, grand pénitencier de l’église de Santa Maria del Pianto, en même temps que le père Schedoni qui devrait répondre aux charges que le père Ansaldo porterait contre lui.
Ces déclarations jetèrent les juges dans une grande perplexité; et ils demandèrent à Vivaldi s’il connaissait le père Ansaldo. Le jeune homme répondit que ce religieux lui était complètement étranger et qu’il n’avait jamais entendu parler de lui avant la visite de l’inconnu.
– Quelqu’un est donc venu vous voir? demanda l’inquisiteur. Quand cela? Où?
– La nuit dernière, dans ma prison.
– Dans votre prison! s’écria le grand inquisiteur d’un ton ironique C’est une vision que vous aurez eue.
– Il faut éclaircir cela, dit un autre, il y a ici quelque secret artifice. Et vous, Vincenzo de Vivaldi, si vous avez avancé un mensonge, tremblez.
Après une courte consultation entre tous les membres du tribunal, le grand inquisiteur donna l’ordre de faire comparaître les gardiens qui, la nuit précédente, avaient veillé autour de la chambre du prisonnier. Tous déclarèrent sans hésitation que personne n’était entré dans la prison depuis l’heure où Vivaldi y avait été reconduit jusqu’au lendemain matin. Entre cette affirmation et le témoignage du jeune homme qui paraissait sincère, les juges demeuraient plus incertains que jamais. L’accusé, pour donner plus de foi à ses paroles, crut devoir entrer dans des détails circonstanciés sur l’extérieur, la physionomie et le costume du moine Un profond silence accueillit cette description; enfin l’inquisiteur dit d’un ton imposant:
– Nous avons écouté attentivement votre déposition, et nous prendrons des renseignements ultérieurs. Retirez-vous en paix; bientôt, vous en saurez davantage.
Vivaldi fut reconduit, les yeux toujours couverts, dans la prison où il avait cru ne jamais rentrer et, quand on lui retira son voile, il s’aperçut que ses gardes étaient changés. Il attendit la nuit avec anxiété, craignant et désirant à la fois l’apparition mystérieuse qui semblait disposer de sa destinée. Mais la nuit se passa tranquillement et, vers le matin, Vivaldi se laissa aller à un sommeil profond qui ne fut troublé par aucun rêve.
XXI
À la suite de l’interrogatoire de Vivaldi, Schedoni et le père Ansaldo, grand pénitencier de Santa Maria del Pianto, furent cités tous deux devant le tribunal du Saint-Office.
Schedoni fut arrêté pendant qu’il se rendait à Rome pour travailler à la délivrance de Vivaldi, œuvre plus difficile que ne l’avait été son emprisonnement. Il mettait d’autant plus d’ardeur à faire rendre la liberté au jeune homme qu’il craignait que sa famille ne fût instruite de sa situation, malgré le soin que prenait toujours l’Inquisition de cacher les noms des prisonniers. Il se proposait aussi de conclure le mariage d’Elena et de Vivaldi aussitôt que celui-ci serait libre, pensant avec raison que si le jeune homme venait plus tard à concevoir des soupçons sur son compte, toute idée de vengeance contre son persécuteur serait combattue par son devoir et sa reconnaissance. Pauvre Vivaldi! il était loin de se douter, quand il dénonçait Schedoni au tribunal, qu’il agissait contre lui-même, en différant ou en rendant impossible son union avec Elena.
Schedoni n’avait d’ailleurs aucun soupçon des vrais motifs de son arrestation. Tout ce qu’il supposait, c’est que le tribunal avait découvert, il ne savait comment, qu’il était l’auteur de la dénonciation de Vivaldi et qu’il voulait le confronter avec l’accusé.
Le père Ansaldo avait été absous d’avance par l’Inquisition du péché de divulgation d’une confession; et quand Vivaldi fut ramené devant ses juges, il les trouva prêts à approfondir la nature des crimes que les révélations du grand pénitencier pourraient imputer à Schedoni. Cette audience devait avoir une certaine solennité; on procéda au recensement des personnes à qui il serait permis d’y assister, et l’on fit sortir de la salle les officiers du tribunal dont la présence n’était pas nécessaire. Après quoi les prisonniers furent introduits et leurs gardiens renvoyés. Puis un inquisiteur se leva et dit:
– S’il y a ici une personne connue sous le nom du père Schedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo à Naples, qu’elle approche!
Schedoni, répondant à cet appel, s’avança d’un pas ferme jusqu’au pied du tribunal, fit le signe de la croix et salua les inquisiteurs, puis il attendit de nouveaux ordres.
Le grand pénitencier fut appelé à son tour. Vivaldi remarqua que sa démarche était chancelante et que ses facultés paraissaient affaiblies, soit par l’âge, soit par les austérités. Il s’inclina profondément devant les inquisiteurs.
Vivaldi n’eut pas le temps de remarquer si Schedoni avait été troublé à la vue du père Ansaldo; car lui-même reçut l’ordre de s’avancer, ce qu’il fit d’un air calme et digne.
Le grand inquisiteur commença le triple interrogatoire.
– Père Schedoni du Spirito Santo, dit-il, répondez et dites-nous si la personne qui est maintenant en votre présence, et qui porte le titre de grand pénitencier des Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto, est connue de vous et si vous l’avez déjà vue ailleurs.
Schedoni répondit par un simple signe de dénégation.
La même question fut posée au père Ansaldo. Et au grand étonnement de Vivaldi, le pénitencier, dont la vue était d’ailleurs incertaine et troublée, déclara qu’il ne reconnaissait pas Schedoni. Vivaldi fut alors confronté avec le dominicain. Il déclara que la personne qu’on lui présentait ne lui avait jamais été connue que sous le nom du père Schedoni, religieux du couvent de Spirito Santo. Il ne savait rien de plus sur son compte. Cette modération de Vivaldi ne laissa pas que de surprendre Schedoni qui, comme tous les esprits artificieux, prêta une arrière-pensée de perfidie à une conduite qu’il ne comprenait pas.