– Je vous ai dit, répliqua le jeune homme, tout ce que je savais de lui avec certitude, et je n’y pourrais ajouter que des conjectures.
– Quelles sont ces conjectures? Seraient-elles relatives à certaine confession faite dans l’église des Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto?
– Oui, dit Vivaldi.
«Quelle était cette confession?
– Comment le saurais-je? Une confession n’est-elle pas un dépôt sacré enseveli pour toujours dans le sein du prêtre qui l’a reçu?
L’étranger se tut un instant, puis il reprit:
– N’avez-vous jamais entendu dire que le père Schedoni fût coupable de quelque grand crime, et qu’il s’efforçait d’apaiser ses remords par les austérités de la pénitence?
– Jamais.
– Ne vous a-t-on pas dit qu’il avait une femme, un frère?…
– Lui?… On ne m’a rien dit de pareil.
– Ne vous a-t-on jamais parlé d’actes violents, de meurtre, de…
L’étranger s’arrêta court comme s’il eût voulu que Vivaldi achevât sa phrase; mais le jeune homme garda le silence.
– Ainsi, reprit-il, vous ne savez rien de la vie passée de cet homme?
– Rien. Je vous l’ai déjà dit.
– Soit. À présent écoutez-moi: demain soir vous serez ramené dans la salle souterraine où vous avez été conduit hier; mais, quelque chose que vous y voyiez, ne vous laissez pas intimider. Je serai là, moi aussi, quoique invisible peut-être.
– Invisible!
– Ne m’interrompez pas. Mais écoutez bien ceci: lorsqu’on vous demandera ce que vous savez du père Schedoni, dites hardiment qu’il vit depuis quinze ans, sous le froc religieux, dans le couvent des dominicains de Spirito Santo à Naples; que son vrai nom est Ferando de Marinella, comte de Bruno. On vous demandera alors le motif de son déguisement; vous répondrez en renvoyant au monastère des Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto, et vous sommerez les inquisiteurs de mander à leur tribunal le père Ansaldo, grand pénitencier de l’ordre, et de lui ordonner de révéler les crimes dont il a reçu l’aveu au confessionnal le soir du 24 avril 1752, veille de la Saint-Marc.
– Quoi! s’étonna Vivaldi. Est-il croyable que ce religieux ait conservé ses souvenirs après tant d’années?
– N’en doutez pas, répliqua l’étranger.
– Mais sa conscience lui permettra-t-elle de trahir le secret de la confession?
– L’Inquisition lie et délie sur la terre. Si le saint tribunal lui ordonne de parler, la conscience du révérend père sera déchargée et il ne pourra se dispenser d’obéir. Ferez-vous ce que je vous dis?
– Comment le puis-je? demanda Vivaldi. Ma conscience et la prudence me défendent également d’affermir ce que je ne saurais prouver. Schedoni, il est vrai, est mon ennemi, mon plus cruel ennemi; mais, par cela même, je me trouve obligé d’être juste envers lui. Car, sans cela, on m’accuserait, et je m’accuserais moi-même d’obéir à mes ressentiments. Je n’ai aucune preuve qu’il soit le comte de Bruno ni qu’il ait commis les crimes dont vous parlez, et je ne puis pas me faire l’instrument d’une dénonciation qui traduirait un homme devant ce terrible tribunal qui condamne à mort sur un soupçon.
– Vous doutez donc de la vérité de ce que j’affirme? dit le moine avec hauteur.
– Pourquoi croirais-je aux paroles d’un homme qui refuse même de dire son nom.
– Mon nom n’est plus, dit l’inconnu, il est condamné à l’oubli. Mais qu’importe? Ce que je vous ai dit en est-il moins vrai?
– Une accusation sans preuves!… s’écria Vivaldi.
– Oui, reprit l’étranger, il est certains cas où rien n’oblige de fournir des preuves. On ne vous demande pas d’intenter vous-même l’accusation, mais seulement de faire appeler en justice celui qui produira les charges.
– Et cependant j’aurai concouru à une dénonciation qui peut n’être qu’une calomnie. Si vous êtes convaincu, vous, des crimes de Schedoni, que ne faites-vous appeler vous-même le père Ansaldo devant le tribunal?
– Je ferai plus, je paraîtrai, dit le moine en donnant à ce mot une certaine solennité.
– Vous paraîtrez comme témoin?
– Oui, répliqua le moine, comme témoin redoutable. Assez de questions maintenant. Oui ou non, ferez-vous au tribunal les demandes et les sommations que je viens de vous indiquer?
– Moi, s’écria le jeune homme hésitant, faire citer le grand pénitencier à l’instigation d’un inconnu!…
– Vous me connaîtrez dans la suite, dit le moine en tirant un poignard de dessous sa robe. Regardez sur cette lame: qu’y voyez-vous?
Vivaldi reconnut des taches de sang, et demeura frappé d’horreur.
– Voilà des preuves de la vérité! reprit le moine d’un ton solennel. Demain soir, nous nous retrouverons dans ces souterrains, empire de la douleur et de la mort.
En achevant ces mots, il s’éloigna. Le prisonnier passa le reste de la nuit sans dormir. Le matin, lorsque son gardien vint comme à l’ordinaire lui apporter du pain et une cruche d’eau, il s’informa de l’étranger qui était venu le visiter pendant la nuit. Le gardien parut fort surpris, et soutint que personne n’avait pu pénétrer dans la chambre, bien verrouillée, cadenassée et gardée à vue la nuit comme le jour.
– Quoi! dit Vivaldi. N’avez-vous entendu aucun bruit?
Et il décrivit le costume et l’air du religieux.
– Quand on dort, répliqua le gardien, on est sujet à rêver.
Il fallut que le jeune homme se contentât de cette réponse.
Le soir, à la même heure que la veille, la porte de sa prison se rouvrit et Vivaldi vit entrer les deux hommes qui étaient déjà venus le chercher. On le revêtit du même manteau, en y ajoutant un épais voile noir qui lui couvrait la tête et les yeux. Puis on se mit en marche. Vivaldi s’aperçut que le terrain s’abaissait et commença à descendre. Il essaya de compter les marches, pour juger si c’était le même escalier que la veille. Il entendit plusieurs portes s’ouvrir et se refermer jusqu’à ce qu’il se trouvât dans une salle qui devait être spacieuse, car l’air y était moins humide et le bruit de ses pas résonnait au loin. On lui cria d’avancer et il reconnut qu’il était devant le même tribunal, présidé par le même inquisiteur qui l’avait déjà interrogé.
Ainsi que le moine le lui avait annoncé, on demanda au jeune homme ce qu’il savait du père Schedoni. Il rapporta seulement ce qu’on lui avait appris du vrai nom du confesseur et de l’incognito qu’il gardait dans le couvent de Spirito Santo…
– De qui tenez-vous ces faits? demanda l’inquisiteur?