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– Eh! quoi! dit-elle d’une voix déchirante, le laisserez-vous périr sans secours?

Le bénédictin proposa de le transporter au couvent où ses blessures pourraient être pansées. On se mit donc en devoir de séparer les deux amants, et l’officier donna ordre d’emmener Elena. Ses hommes la saisirent dans leurs bras. Paolo faisait de vains efforts pour se débarrasser de ses liens et aller la défendre.

Vivaldi essaya de se soulever, mais il perdit connaissance en prononçant le nom d’Elena. En vain implorait-elle ses ravisseurs pour qu’il lui fût permis de donner ses soins à l’infortuné; ils l’entraînèrent hors de la chapelle, pendant qu’elle s’écriait encore avec l’accent du désespoir:

– Adieu, Vivaldi! Adieu pour jamais!

Ce cri était si déchirant que le vieux prêtre en fut ému malgré lui. Vivaldi entendit cet adieu qui sembla le rappeler du seuil du tombeau. Il entrouvrit les yeux et, les tournant vers la porte, il aperçut encore le voile flottant de la jeune fille. Ses prières, son déplorable état, ses efforts, rien n’empêcha ces misérables de l’emmener tout chargé de liens jusqu’au couvent, ainsi que Paolo qui continuait à crier de toutes ses forces:

– C’est moi qui suis coupable! Je veux qu’on me mène devant l’Inquisition.

XV

Le frère chirurgien du couvent, ayant examiné et pansé les blessures de Vivaldi et de son fidèle serviteur, assura qu’elles n’étaient pas dangereuses; mais il n’en put dire autant de celles d’un homme de la troupe. Quelques-uns des religieux témoignèrent de la compassion pour les prisonniers; mais la plupart étaient retenus par la crainte du Saint-Office et n’osaient même approcher de la chambre où on les gardait. Cet embarras ne dura pas longtemps. Dès que Vivaldi et Paolo commencèrent à se rétablir, on les obligea à se remettre en route. Ils furent placés dans la même voiture; mais la présence de deux sbires les empêchait de se communiquer leurs suppositions sur le sort d’Elena et sur les causes de leur dernière catastrophe. Paolo, cependant, trouva moyen de dire à son maître que selon toute apparence l’abbesse de San Stefano était leur principale ennemie. Les deux carmes qui les avaient rejoints près du pont étaient probablement ses émissaires et, instruits de la route qu’Elena et Vivaldi avaient prise, ils avaient fourni des renseignements pour suivre leurs traces jusqu’à Celano.

Les prisonniers voyagèrent toute la nuit, ne s’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque poste, Vivaldi regardait derrière lui si quelque voiture ne suivait pas, emportant sa chère Elena, mais rien ne paraissait. Au point du jour, ils aperçurent le dôme de Saint-Pierre, et on se reposa quelques heures dans une petite ville de la campagne romaine. Lorsqu’on repartit, Vivaldi remarqua avec surprise que ses gardiens n’étaient plus les mêmes, à l’exception de l’officier qui était demeuré près de lui dans la chambre de l’auberge. Le costume de ceux-ci était tout différent de celui des premiers; leurs manières étaient moins brutales, mais leur physionomie révélait cette froideur sournoise et ce sentiment d’importance exagérée qui caractérisait les agents du Saint-Office. Vivaldi fut donc porté à croire que sa première arrestation avait été opérée par des coquins qui s’étaient donnés faussement pour des familiers du sacré tribunal et qu’en ce moment, pour la première fois, il se trouvait réellement entre les mains de l’Inquisition. Il était près de minuit quand les prisonniers entrèrent dans Rome. On était alors en plein carnaval. Le Corso, par lequel il fallut passer, était encombré de carrosses et de masques, de musiciens, de moines et de charlatans, illuminé par une multitude de flambeaux et retentissant du bruit discordant des voitures, de la musique, des quolibets et des éclats de rire d’un peuple joyeux se disputant les dragées qu’on lui jetait. Cruel contraste avec la situation de ce malheureux jeune homme arraché à ce qu’il aimait et livré à un tribunal dont les formes mystérieuses et terribles peuvent abattre les plus fermes courages. Après avoir quitté le Corso, la voiture suivit quelque temps des rues détournées et désertes, à peine éclairées par quelques lampes qui brûlaient devant l’image de tel ou tel saint; elle traversa ensuite un grand espace nu, parsemé de vieilles ruines, où ne se montrait aucune créature. On entendait seulement au loin les tintements d’une cloche, et l’on aperçut confusément dans l’obscurité de hautes murailles et des tours. Les prisonniers jugèrent que ce devaient être les prisons de l’Inquisition. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une voûte fermée par une grille de fer. Un homme qui tenait une torche à la main vint les reconnaître et ouvrit la grille. Les prisonniers, descendus de voiture avec les deux officiers principaux, entrèrent sous la voûte qui les conduisit à une salle basse, faiblement éclairée par une lampe. Un silence absolu y régnait et personne ne se montra. À l’idée que ce souterrain était peut-être un lieu de sépulture pour quelques victimes du farouche tribunal, Vivaldi tressaillit d’horreur. Cette pièce paraissait conduire à d’autres par divers couloirs qui se prolongeaient dans cet immense édifice. Mais ni le bruit sourd d’un pas humain, ni l’écho d’aucune voix sous ces longues voûtes ne donnaient lieu de penser qu’elles fussent habitées par des êtres vivants. Le couloir que suivirent les prisonniers aboutissait à une autre pièce, aussi sombre que la première, mais beaucoup plus vaste. Ils s’arrêtèrent là; et un homme, qui paraissait être le geôlier en chef, s’avança pour les recevoir. Les gardiens et le geôlier échangèrent quelques paroles mystérieuses; et l’un des officiers, traversant la salle, monta par un grand escalier, tandis que l’autre, en compagnie du geôlier, veillait sur les captifs en attendant son retour.

Un long temps s’écoula, pendant lequel le silence ne fut interrompu que par le bruit de quelque porte roulant sur ses gonds ou par des sons confus et éloignés qui semblaient être des gémissements et des cris arrachés par la douleur. De temps en temps, des inquisiteurs, revêtus de leur longue robe noire, traversaient la salle sans bruit, comme des fantômes qui glisseraient sur les dalles. Ils regardaient les nouveaux prisonniers d’un visage impassible et distrait, pressés apparemment d’aller remplir leurs horribles fonctions. À cette vue, Vivaldi réfléchissait avec autant d’étonnement que d’indignation à tous les maux que la méchanceté de l’homme peut infliger à l’homme et à l’insolence du bourreau qui, en égorgeant sa victime, ose encore s’armer du prétexte de la justice et de la nécessité. «Est-ce possible? se demandait-il. Une telle perversité est-elle bien dans la nature humaine?» L’homme si vain de sa raison et de sa conscience éclairée, l’homme si supérieur à tout être créé, a-t-il pu se laisser aller à un excès de folie et de cruauté dont n’approcha jamais la férocité des animaux les plus sauvages? Vivaldi avait bien entendu parler des arrêts sanglants de l’Inquisition; mais ce qu’il en avait appris n’avait pas ce caractère de certitude qui frappait alors son esprit. Et quand il songeait qu’Elena était, en même temps que lui, au pouvoir de ce terrible tribunal, son désespoir allait jusqu’à la frénésie: dans son exaltation, il se sentait animé d’une force surnaturelle et prêt à tenter l’impossible pour la délivrer. Ce ne fut que par un violent effort sur lui-même qu’il parvint à se rendre compte de son impuissance et à s’armer de résignation. Son âme reprit de la fermeté et son maintien aussi bien que sa physionomie retrouvèrent une dignité calme qui sembla en imposer à ses gardiens. Ainsi raffermi, il ne sentait plus la douleur de ses blessures; peut-être à ce moment eût-il supporté héroïquement la torture.

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