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– Il est vrai, dit Vivaldi sans attendre qu’on lui adressât la question en bonne forme, je l’ai vu, ainsi vêtu, dans les ruines de Paluzzi. Mais en retour de cette déclaration, je poserai, moi aussi, avec la permission du tribunal, quelques questions au père Schedoni. Comment a-t-il su que j’ai vu cet inconnu à Paluzzi? Avait-il ou n’avait-il pas un intérêt, une part dans les mystérieuses démarches dont j’ai été l’objet?

Schedoni ne daigna pas répondre, mais, comme le tribunal insistait en répétant les questions de Vivaldi:

– J’avouerai, répondit-il, que mon accusateur a été employé par moi à sauver l’honneur d’une illustre famille de Naples, celle des Vivaldi, dont vous avez sous les yeux le dernier fils et l’unique héritier.

Vivaldi fut vivement troublé de cet aveu, quoiqu’il soupçonnât déjà une partie de la vérité. Il en résultait donc, s’écria-t-il, que Schedoni était son dénonciateur secret ainsi que celui d’Elena Rosalba! Le tribunal voudrait sans doute vérifier les bases de cette dénonciation.

Mais on ordonna que l’interrogatoire soit repris.

– Quelles preuves avez-vous, Nicolas de Zampari, dit le grand inquisiteur, que l’homme qui porte aujourd’hui le nom du père Schedoni soit le même que Ferando, comte de Marinella, depuis comte de Bruno, et qu’il soit coupable d’un double meurtre, sur son frère et sur sa femme? Répondez.

– Voici ma preuve, dit Zampari en montrant un papier. Cet écrit contient la confession de l’assassin employé par le comte de Bruno.

Cet acte était signé par un prêtre de Rome et la date en était récente. Le prêtre, disait Zampari, était vivant et pouvait être entendu. Le tribunal donna ordre de le faire comparaître le lendemain; après quoi, on reprit encore l’interrogatoire.

– Pourquoi, demanda-t-on à l’accusateur, puisque vous aviez entre les mains des preuves aussi claires que l’aveu même de l’assassin, pourquoi avez-vous cru nécessaire de faire citer le père Ansaldo pour attester le crime?

– J’ai fait citer le père Ansaldo, répliqua Zampari, pour avoir le moyen d’établir que Schedoni et le comte Ferando de Bruno ne sont qu’une seule et même personne. La confession de l’assassin prouve que le comte a fait commettre le meurtre, mais non pas que Schedoni soit le comte.

– Et cette identité, dit le père Ansaldo, en s’avançant, est plus que je ne suis en état de prouver. Je sais que c’est le comte Ferando de Bruno qui s’est confessé à moi; mais j’ai dit et je répète que je ne puis affirmer que le père Schedoni, ici présent, soit le pénitent dont j’ai reçu les aveux.

Ainsi l’accusation tournait toujours dans le même cercle. Le grand inquisiteur termina cette longue séance en renvoyant Schedoni et Vivaldi dans leurs prisons.

Le lendemain soir, quand l’heure fut venue de reprendre la procédure contre Schedoni, Vivaldi fut aussi amené à l’audience qui présentait un appareil solennel. Les membres du tribunal étaient plus nombreux. La salle était toute tendue de noir et toutes les personnes qui s’y trouvaient, inquisiteurs, officiers, gardes, témoins ou prisonniers, étaient uniformément vêtues de cette sombre couleur.

Vivaldi fut placé dans un lieu d’où il découvrait toute l’assistance; il pouvait voir distinctement la physionomie et le maintien de chaque membre du tribunal, éclairés par le reflet rougeâtre des torches que portaient des estafiers rangés en demi-cercle au-devant de l’estrade où siégeaient les trois principaux inquisiteurs, et du bureau occupé par les juges inférieurs.

À la barre du tribunal, il distingua d’abord Schedoni; près de qui se tenait le père Ansaldo, plus pâle encore et plus affaibli que la veille; puis le prêtre romain qui allait être le principal témoin de cette séance; et enfin le père Nicolas de Zampari, dont Vivaldi ne pouvait regarder les traits durs et le sourire sardonique sans ressentir quelque chose de l’effroi que lui avait causé dans sa prison l’apparition de ce personnage alors à demi fantastique.

On commença par appeler les témoins; et Vivaldi, bien qu’accusé lui-même, figurait comme tel dans le procès intenté contre Schedoni. À l’appel de son nom, on entendit à l’extrémité de la salle une voix qui s’écriait.

– Ah! mon maître! mon cher maître!

C’était Paolo se débattant parmi les gardes et qui, s’arrachant à leurs mains, s’élança vers Vivaldi et vint tomber à ses pieds.

– Ô mon maître! mon cher maître! Je vous retrouve enfin!

Les officiers qui l’avaient suivi se jetèrent sur lui, tandis que Vivaldi intercédait vivement pour qu’on laissât près de lui son fidèle serviteur, à qui il s’efforçait d’imposer silence. Le bruit de cette altercation attira l’attention du tribunal qui s’en fit rendre compte; il ordonna que le domestique fût séparé du maître. Mais Paolo refusa nettement d’obéir, sans plus de ménagement pour le tribunal que pour les gardes. Il fallut employer la force; néanmoins Paolo, criant et suppliant, obtint de guerre lasse qu’on lui permît de se tenir à quelque distance de son maître.

Cet épisode terminé, la séance s’ouvrit. Le père Ansaldo et le Père Zampari parurent comme témoins, ainsi que le prêtre romain qui avait reçu la déposition de l’assassin mourant. Interrogé à part, cet abbé respectable avait attesté l’authenticité de l’écrit produit par le père Zampari, d’autres témoins encore avaient été assignés. À son entrée dans la salle, Schedoni avait un maintien ferme et assuré qui ne se démentit pas en présence du prêtre romain. Mais il pâlit et parut se troubler à l’apparition d’un nouveau témoin. On commença par lire la déposition de l’assassin, dont on apprit qu’il se nommait Spalatro. Elle relatait avec précision des faits dont voici l’analyse.

«Vers l’année 1742, le feu comte de Bruno avait fait un voyage en Grèce. Cette circonstance avait été vivement souhaitée et attendue par son frère, alors comte de Marinella, qui avait résolu de la mettre à profit. Depuis longtemps déjà une passion effrénée remplissait le cœur de Marinella et lui avait suggéré l’atroce projet d’un fratricide. Mais d’autres causes encore conspiraient à lui faire hâter l’exécution de ce crime: dans une occasion importante, le comte de Bruno avait contrarié les vues folles et déréglées de son jeune frère et avait joint de justes reproches à l’exercice sévère de son autorité. Dès lors, Marinella avait conçu une haine profonde pour son frère. Cadet de famille, il avait dissipé de bonne heure son petit patrimoine; et l’amoindrissement de sa fortune, au lieu de lui inspirer des idées d’économie et de modération, l’avait porté à chercher des ressources honteuses dans mille expédients plus ou moins extravagants et coupables. Le comte de Bruno, quoiqu’il ne possédât qu’une fortune médiocre, était souvent venu à son aide, mais à la fin, le trouvant incorrigible et le voyant dissiper sans remords les épargnes de la famille, il avait refusé de lui fournir plus longtemps de l’argent au-delà de ce qui était nécessaire à ses premiers besoins.

«Il est difficile à une âme honnête de comprendre l’égarement d’un homme assez dépravé pour prendre son frère en horreur parce que celui-ci refusait de se ruiner pour satisfaire à son luxe et à ses plaisirs. Ce fut pourtant ce qui arriva. Traitant d’avarice et d’insensibilité odieuse la prudente économie du comte de Bruno, Marinella en conçut un ressentiment poussé jusqu’à la rage. Cette haine s’alimenta d’une foule d’autres circonstances et s’accrut encore par l’envie, la plus basse et la plus malfaisante des passions humaines. Marinella enviait le bonheur de son frère, son nom, sa fortune, la possession d’une femme jeune et belle; et il s’abandonna à la tentation d’un crime qui pouvait lui transmettre tous ces avantages; Spalatro lui était bien connu, et il ne craignit pas de confier à cet homme l’exécution de son horrible projet. Il lui acheta une petite maison, sur les bords de l’Adriatique, dans un endroit écarté et solitaire, où le bandit alla s’établir pendant un certain temps. C’était cette même maison en ruine où Elena avait été conduite.

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