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– Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir! dit-il en entrant, d’un ton qu’il voulut rendre imposant.

Pour toute réponse, sa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d’éloigner Julien. Les heures de bonheur qu’elle venait de trouver lui avaient rendu l’aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu’elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c’est qu’il savait que l’on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l’espèce. M. Valenod était généreux comme un voleur, et lui, il s’était conduit d’une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc., etc.

Parmi les hobereaux de Verrières et des environs, adroitement classés sur le registre des frères collecteurs d’après le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d’une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien. Le clergé ne badine pas sur cet article.

Chapitre XXIII. Chagrins d’un fonctionnaire

Il piacete di alzar la testa tutto l’anno è ben pagato da certi quarti d’ora che bisogna passar.

CASTI.

Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de cœur, tandis qu’il lui fallait l’âme d’un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de cœur, il le tue, l’exile, l’emprisonne ou l’humilie tellement, que l’autre a la sottise d’en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n’est pas encore l’homme de cœur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections, comme celui de New York, c’est de ne pas pouvoir oublier qu’il existe au monde des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d’une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l’opinion publique, et l’opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme doué d’une âme noble, généreuse, et qui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l’opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se distingue!

Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.

Une heure ne s’était pas écoulée, qu’à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu’il paraissait, et semblait presque désirer qu’il s’éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s’en aperçut et ne chercha pas d’explications. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c’est ainsi que ces grandes dames en agissent. C’est comme les rois, jamais plus de prévenances qu’au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.

Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d’une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l’église, dans l’endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant! se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu’il n’y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n’était-il pas démenti!

Souvent femme varie,

Bien fol qui s’y fie.

M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.

– Voilà cette sotte affaire, dit-il à sa femme.

Une heure après, Julien vit l’afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.

Il attendait, impatient, derrière l’afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l’affiche. À peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l’annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L’adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures, en la salle de la commune, à l’extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d’être avertis? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu’il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas approcher, disait mystérieusement à un voisin:

– Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu’il l’aura pour trois cents francs; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l’évêché, par M. le grand vicaire de Frilair.

L’arrivée de Julien eut l’air de déranger beaucoup les deux amis, qui n’ajoutèrent plus un mot.

Julien ne manqua pas l’adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d’une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d’étain, trois petits bouts de bougie allumés. L’huissier criait: Trois cents francs, messieurs!

– Trois cents francs! c’est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchère.

– C’est cracher en l’air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l’évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.

– Trois cent vingt francs, dit l’autre en criant.

– Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s’éteignit, et la voix traînante de l’huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois cent trente francs.

Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.

– Voilà trente francs que l’imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l’un.

– Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.

– Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison dont j’aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j’aurais fait un bon marché.

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