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Julien n’osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu’il était imprudent d’aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu’elle vînt chez lui; si un domestique l’apercevait courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de Fouqué des livres que lui, élève en théologie, n’eût jamais pu demander à un libraire. Il n’osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n’être pas interrompu par une visite dont l’attente, la veille encore de la petite scène du verger, l’eût mis hors d’état de lire.

Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d’une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arrête tout court l’intelligence d’un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu’on veuille lui supposer.

Cette éducation de l’amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu’elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. À son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu’il y a de plus illustre. Il s’agissait de faire de M. de Moirod, c’était l’homme le plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche, qu’il fallait absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu’il avait surpris, quand la haute société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l’importance, c’est qu’ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l’on pourrait faire, aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute piété et la probité reconnues de M. de Moirod, on était sûr qu’il serait coulant, car il avait beaucoup d’enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu’il y a de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que l’histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu’il avait commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et l’humilité d’esprit étant les premières qualités d’un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l’ennemi de Julien.

– Mais, Madame, c’est aujourd’hui le dernier vendredi du mois, répondit cet homme d’un air singulier.

– Allez, dit Mme de Rênal.

– Eh bien! dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un de ces mystères que je n’ai jamais pu pénétrer.

– C’est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal; les femmes n’y sont point admises: tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu’on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu’ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutât, au bonheur qu’il lui devait et à l’empire qu’elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d’enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c’était avec une docilité parfaite que Julien, la regardant avec des yeux étincelants d’amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture, l’esprit de Mme de Rênal s’égarait tout à coup jusqu’au délire, Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu’un enfant bien né n’ignore pas à quinze ans? Un instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

– Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin.

Chapitre XVIII. Un roi à Verrières

N’êtes-vous bons qu’à jeter là comme un cadavre de peuple, sans âme, et dont les veines n’ont plus de sang?

DISC. DE L’EVEQUE, à la chapelle de Saint-Clément.

Le trois septembre, à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi. Le préfet autorisait, c’est-à-dire demandait la formation d’une garde d’honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour voir l’entrée du roi.

Qui commandera la garde d’honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l’intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait monté à cheval. C’était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

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