Quelques raisonnements qu’il se fît, Julien se trouva attendri, comme un être pusillanime, et par conséquent malheureux de cette visite.
Il n’y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteur, et comme chose moins facile.
Ce sera là mon thermomètre, se dit-il. Ce soir je suis à dix degrés au-dessous du courage qui me conduit de niveau à la guillotine. Ce matin, je l’avais, ce courage. Au reste, qu’importe! pourvu qu’il me revienne au moment nécessaire. Cette idée de thermomètre l’amusa, et enfin parvint à le distraire.
Le lendemain à son réveil, il eut honte de la journée de la veille. Mon bonheur, ma tranquillité sont en jeu. Il résolut presque d’écrire à M. le procureur général pour demander que personne ne fût admis auprès de lui. Et Fouqué? pensa-t-il. S’il veut prendre sur lui de venir à Besançon, quelle ne serait pas sa douleur!
Il y avait deux mois peut-être qu’il n’avait songé à Fouqué. J’étais un grand sot à Strasbourg, ma pensée n’allait pas au delà du collet de mon habit. Le souvenir de Fouqué l’occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation. Me voici décidément de vingt degrés au-dessous du niveau de la mort… Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbés Maslon et les Valenod si je meurs comme un cuistre!
Fouqué arriva; cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son unique idée, s’il en avait, était de vendre tout son bien pour séduire le geôlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l’évasion de M. de Lavalette.
– Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette était innocent, moi je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer à la différence…
Mais, est-il vrai! Quoi? tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout à coup observateur et méfiant.
Fouqué, ravi de voir enfin son ami répondre à son idée dominante, lui détailla longuement, et à cent francs près, ce qu’il tirerait de chacune de ses propriétés.
Quel effort sublime chez un propriétaire de campagne! pensa Julien. Que d’économies, que de petites demi-lésineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j’ai vus à l’hôtel de La Mole, et qui lisent René, n’aurait aucun de ces ridicules; mais excepté ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par héritage, et qui ignorent la valeur de l’argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d’un tel sacrifice?
Toutes les fautes de français, tous les gestes communs de Fouqué, disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparée à Paris, n’a reçu un plus bel hommage. Fouqué, ravi du moment d’enthousiasme qu’il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement à la fuite.
Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que l’apparition de M. Chélan lui avait fait perdre. Il était encore bien jeune; mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusé, comme la plupart des hommes, l’âge lui eût donné la bonté facile à s’attendrir, il se fût guéri d’une méfiance folle… Mais à quoi bon ces vaines prédictions?
Les interrogatoires devenaient plus fréquents, en dépit des efforts de Julien, dont toutes les réponses tendaient à abréger l’affaire: – J’ai tué ou du moins j’ai voulu donner la mort et avec préméditation, répétait-il chaque jour. Mais le juge était formaliste avant tout. Les déclarations de Julien n’abrégeaient nullement les interrogatoires; l’amour-propre du juge fut piqué. Julien ne sut pas qu’on avait voulu le transférer dans un affreux cachot, et que c’était grâce aux démarches de Fouqué qu’on lui laissait sa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d’élévation.
M. l’abbé de Frilair était au nombre des hommes importants qui chargeaient Fouqué de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu’au tout-puissant grand vicaire. À son inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des services qu’il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le recommander aux juges. Fouqué entrevit l’espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu’à terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l’acquittement de l’accusé, une somme de dix louis.
Fouqué se méprenait étrangement. M. de Frilair n’était point un Valenod. Il refusa et chercha même à faire entendre au bon paysan qu’il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu’il était impossible d’être clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumônes, pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.
Ce Julien est un être singulier, son action est inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l’être pour moi… Peut-être sera-t-il possible d’en faire un martyr… Dans tous les cas, je saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-être une occasion de faire peur à cette Mme de Rênal, qui ne nous estime point, et au fond me déteste… Peut-être pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de réconciliation éclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit séminariste.
La transaction sur le procès avait été signée quelques semaines auparavant, et l’abbé Pirard était reparti de Besançon, non sans avoir parlé de la mystérieuse naissance de Julien, le jour même où le malheureux assassinait Mme de Rênal dans l’église de Verrières.
Julien ne voyait plus qu’un événement désagréable entre lui et la mort, c’était la visite de son père. Il consulta Fouqué sur l’idée d’écrire à M. le procureur général, pour être dispensé de toute visite. Cette horreur pour la vue d’un père, et dans un tel moment, choqua profondément le cœur honnête et bourgeois du marchand de bois.
Il crut comprendre pourquoi tant de gens haïssaient passionnément son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa manière de sentir.
– Dans tous les cas, lui répondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas appliqué à ton père.
Chapitre XXXVIII. Un homme puissant
Mais il y a tant de mystères dans ses démarches et d’élégance dans sa taille! Qui peut-elle être?
SCHILLER.
Les portes du donjon s’ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut réveillé en sursaut.
– Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilà mon père. Quelle scène désagréable!
Au même instant, une femme vêtue en paysanne se précipita dans ses bras, il eut peine à la reconnaître. C’était Mlle de La Mole.
– Méchant, je n’ai su que par ta lettre où tu étais. Ce que tu appelles ton crime, et qui n’est qu’une noble vengeance qui me montre toute la hauteur du cœur qui bat dans cette poitrine, je ne l’ai su qu’à Verrières…
Malgré ses préventions contre Mlle de La Mole, que d’ailleurs il ne s’avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette façon d’agir et de parler un sentiment noble, désintéressé, bien au-dessus de tout ce qu’aurait osé une âme petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et après quelques instants, ce fut avec une rare noblesse d’élocution et de pensée qu’il lui dit: