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S’il n’y avait rien de tendre dans son âme, c’est que, quelque étrange que ce mot puisse paraître, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n’y eut rien d’imprévu pour elle dans tous les événements de cette nuit, que le malheur et la honte qu’elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité dont parlent les romans.

Me serais-je trompée, n’aurais-je pas d’amour pour lui? se dit-elle.

Chapitre XVII. Une vieille épée

I now mean to be serious; – it is time,

Since laughter now-a-days is deem’d too serious

A jest at vice by virtue’s called a crime.

Don Juan, C. XIII.

Elle ne parut pas au dîner. Le soir elle vint un instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange; mais, pensa-t-il, je ne connais pas leurs usages, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agité par la plus extrême curiosité, il étudiait l’expression des traits de Mathilde; il ne put pas se dissimuler qu’elle avait l’air sec et méchant. Évidemment ce n’était pas la même femme qui, la nuit précédente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour être vrais.

Le lendemain, le surlendemain, même froideur de sa part; elle ne le regardait pas, elle ne s’apercevait pas de son existence. Julien, dévoré par la plus vive inquiétude, était à mille lieues des sentiments de triomphe qui l’avaient seuls animé le premier jour. Serait-ce, par hasard, se dit-il, un retour à la vertu? Mais ce mot était bien bourgeois pour l’altière Mathilde.

Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la religion, pensait Julien, elle l’aime comme très utile aux intérêts de sa caste.

Mais par simple délicatesse ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute qu’elle a commise? Julien croyait être son premier amant.

Mais, se disait-il dans d’autres instants, il faut avouer qu’il n’y a rien de naïf, de simple, de tendre dans toute sa manière d’être; jamais je ne l’ai vue plus altière. Me mépriserait-elle? Il serait digne d’elle de se reprocher ce qu’elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma naissance.

Pendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et dans les souvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d’une maîtresse tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu’elle a fait le bonheur de son amant, la vanité de Mathilde était furieuse contre lui.

Comme elle ne s’ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus l’ennui; ainsi, sans pouvoir s’en douter le moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage.

Je me suis donné un maître! se disait Mlle de La Mole en proie au plus noir chagrin. Il est rempli d’honneur, à la bonne heure; mais si je pousse à bout sa vanité, il se vengera en faisant connaître la nature de nos relations. Jamais Mathilde n’avait eu d’amant, et dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres même aux âmes les plus sèches, elle était en proie aux réflexions les plus amères.

Il a sur moi un empire immense, puisqu’il règne par la terreur et peut me punir d’une peine atroce, si je le pousse à bout. Cette seule idée suffisait pour porter Mlle de La Mole à l’outrager. Le courage était la première qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guérir d’un fond d’ennui sans cesse renaissant que l’idée qu’elle jouait à croix ou pile son existence entière.

Le troisième jour, comme Mlle de La Mole s’obstinait à ne pas le regarder, Julien la suivit après dîner, et évidemment malgré elle, dans la salle de billard.

– Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une colère à peine retenue, puisque en opposition à ma volonté bien évidemment déclarée, vous prétendez me parler?… Savez-vous que personne au monde n’a jamais tant osé?

Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux amants, sans s’en douter ils étaient animés l’un contre l’autre des sentiments de la haine la plus vive. Comme ni l’un ni l’autre n’avait le caractère endurant, que d’ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bientôt à se déclarer nettement qu’ils se brouillaient à jamais.

– Je vous jure un secret éternel, dit Julien, j’ajouterais même que jamais je ne vous adresserai la parole, si votre réputation ne pouvait souffrir de ce changement trop marqué. Il salua avec respect et partit.

Il accomplissait sans trop de peine ce qu’il croyait un devoir; il était bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l’aimait pas trois jours auparavant, quand on l’avait caché dans la grande armoire d’acajou. Mais tout changea rapidement dans son âme, du moment qu’il se vit à jamais brouillé avec elle.

Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui dans la réalité l’avait laissé si froid.

Dans la nuit même qui suivit la déclaration de brouille éternelle, Julien faillit devenir fou en étant obligé de s’avouer qu’il aimait Mlle de La Mole.

Des combats affreux suivirent cette découverte: tous ses sentiments étaient bouleversés.

Deux jours après, au lieu d’être fier avec M. de Croisenois, il l’aurait presque embrassé en fondant en larmes.

L’habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.

Il se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l’arrêta et revint à l’hôtel de La Mole, annoncer son départ au marquis.

M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l’attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?

En le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre.

Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l’âme: Ainsi, vous ne m’aimez plus?

– J’ai horreur de m’être livrée au premier venu, dit Mathilde en pleurant de rage contre elle-même.

– Au premier venu! s’écria Julien, et il s’élança sur une vieille épée du moyen âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.

Sa douleur, qu’il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à Mlle de La Mole, venait d’être centuplée par les larmes de honte qu’il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.

Au moment où il venait de tirer l’épée, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d’une sensation si nouvelle, s’avança fièrement vers lui; ses larmes s’étaient taries.

L’idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille! se dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l’épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s’il y eût cherché quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.

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