Dans ce moment suprême, il était croyant. Qu’importent les hypocrisies des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la sublimité de l’idée de Dieu?
Seulement alors, Julien commença à se repentir du crime commis. Par une coïncidence qui lui évita le désespoir, en cet instant seulement venait de cesser l’état d’irritation physique et de demi-folie où il était plongé depuis son départ de Paris pour Verrières.
Ses larmes avaient une source généreuse, il n’avait aucun doute sur la condamnation qui l’attendait.
Ainsi elle vivra! se disait-il… Elle vivra pour me pardonner et pour m’aimer…
Le lendemain matin fort tard, quand le geôlier le réveilla:
– Il faut que vous ayez un fameux cœur, Monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis venu et n’ai pas voulu vous réveiller. Voici deux bouteilles d’excellent vin que vous envoie M. Maslon, notre curé.
– Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.
– Oui, Monsieur, répondit le geôlier en baissant la voix, mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous nuire.
Julien rit de bon cœur.
– Au point où j’en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous cessiez d’être doux et humain… Vous serez bien payé, dit Julien en s’interrompant et reprenant l’air impérieux. Cet air fut justifié à l’instant par le don d’une pièce de monnaie.
M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands détails tout ce qu’il avait appris sur Mme de Rênal, mais il ne parla point de la visite de Mlle Élisa.
Cet homme était bas et soumis autant que possible. Une idée traversa la tête de Julien: Cette espèce de géant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n’est guère fréquentée; je puis lui assurer dix mille francs, s’il veut se sauver en Suisse avec moi… La difficulté sera de le persuader de ma bonne foi. L’idée du long colloque à avoir avec un être aussi vil inspira du dégoût à Julien, il pensa à autre chose.
Le soir, il n’était plus temps. Une chaise de poste vint le prendre à minuit. Il fut très content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le matin, lorsqu’il arriva à la prison de Besançon, on eut la bonté de le loger dans l’étage supérieur d’un donjon gothique. Il jugea l’architecture du commencement du XIVe siècle; il en admira la grâce et la légèreté piquante. Par un étroit intervalle entre deux murs au delà d’une cour profonde, il avait une échappée de vue superbe.
Le lendemain, il y eut un interrogatoire, après quoi, pendant plusieurs jours on le laissa tranquille. Son âme était calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: J’ai voulu tuer, je dois être tué.
Sa pensée ne s’arrêta pas davantage à ce raisonnement. Le jugement, l’ennui de paraître en public, la défense, il considérait tout cela comme de légers embarras, des cérémonies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour même. Le moment de la mort ne l’arrêtait guère plus: J’y songerai après le jugement. La vie n’était point ennuyeuse pour lui, il considérait toutes choses sous un nouvel aspect, il n’avait plus d’ambition. Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords l’occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l’image de Mme de Rênal, surtout pendant le silence des nuits, troublé seulement, dans ce donjon élevé, par le chant de l’orfraie!
Il remerciait le ciel de ne l’avoir pas blessée à mort. Chose étonnante! se disait-il, je croyais que par sa lettre à M. de La Mole elle avait détruit à jamais mon bonheur à venir, et, moins de quinze jours après la date de cette lettre, je ne songe plus à tout ce qui m’occupait alors… Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy… J’étais heureux alors… Je ne connaissais pas mon bonheur!
Dans d’autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise. Si j’avais blessé à mort Mme de Rênal, je me serais tué… J’ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur à moi-même.
Me tuer! voilà la grande question, se disait-il. Ces juges si formalistes, si acharnés après le pauvre accusé, qui feraient pendre le meilleur citoyen, pour accrocher la croix… Je me soustrairais à leur empire, à leurs injures en mauvais français, que le journal du département va appeler de l’éloquence…
Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins… Me tuer! ma foi non, se dit-il après quelques jours, Napoléon a vécu…
D’ailleurs, la vie m’est agréable; ce séjour est tranquille; je n’y ai point d’ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit à faire la note des livres qu’il voulait faire venir de Paris.
Chapitre XXXVII. Un donjon
Le tombeau d’un ami.
STERNE.
Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n’était pas l’heure où l’on montait dans sa prison; l’orfraie s’envola en criant, la porte s’ouvrit et le vénérable curé Chélan, tout tremblant et la canne à la main, se jeta dans ses bras.
– Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant… Monstre! devrais-je dire.
Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu’il ne tombât. Il fut obligé de le conduire à une chaise. La main du temps s’était appesantie sur cet homme autrefois si énergique. Il ne parut plus à Julien que l’ombre de lui-même.
Quand il eut repris haleine: – Avant-hier seulement, je reçois votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de Verrières, on me l’a apportée dans la montagne à Liveru où je suis retiré chez mon neveu Jean. Hier, j’apprends la catastrophe… O ciel! est-il possible! Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l’air privé d’idée, et ajouta machinalement: Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.
– J’ai besoin de vous voir, mon père! s’écria Julien attendri. J’ai de l’argent de reste.
Mais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De temps à autre, M. Chélan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et était comme étourdi de le voir lui prendre les mains et les porter à ses lèvres. Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d’énergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l’air apathique. Une espèce de paysan vint bientôt chercher le vieillard. – Il ne faut pas le fatiguer, dit-il à Julien, qui comprit que c’était le neveu. Cette apparition laissa Julien plongé dans un malheur cruel et qui éloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son cœur glacé dans sa poitrine.
Cet instant fut le plus cruel qu’il eût éprouvé depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d’âme et de générosité s’étaient dissipées comme un nuage devant la tempête.
Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Après l’empoisonnement moral, il faut des remèdes physiques et du vin de Champagne. Julien se fût estimé un lâche d’y avoir recours. Vers la fin d’une journée horrible, passée tout entière à se promener dans son étroit donjon: Que je suis fou! s’écria-t-il. C’est dans le cas où je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dû me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans me met précisément à l’abri de cette triste décrépitude.