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Cette manière de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-là, car elle fut tout à l’amour; on eût dit que jamais cette âme n’avait été agitée par l’orgueil, et quel orgueil!

Elle tressaillit d’horreur quand, le soir au salon, un laquais annonça Mme de Fervaques; la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la maréchale et s’éloigna rapidement. Julien, peu enorgueilli de sa pénible victoire, avait craint ses propres regards, et n’avait pas dîné à l’hôtel de La Mole.

Son amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu’il s’éloignait du moment de la bataille; il en était déjà à se blâmer. Comment ai-je pu lui résister, se disait-il; si elle allait ne plus m’aimer! un moment peut changer cette âme altière, et il faut convenir que je l’ai traitée d’une façon affreuse.

Le soir, il sentit bien qu’il fallait absolument paraître aux Bouffes dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l’avait expressément invité: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie. Malgré l’évidence de ce raisonnement, il n’eut pas la force, au commencement de la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il allait perdre la moitié de son bonheur.

Dix heures sonnèrent: il fallut absolument se montrer.

Par bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes, et fut relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du désespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes; elles faisaient un tel contraste avec la mâle fermeté de sa physionomie habituelle, que cette âme de grande dame dès longtemps saturée de tout ce que la fierté de parvenue a de plus corrodant en fut touchée. Le peu qui restait chez elle d’un cœur de femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.

– Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisièmes. À l’instant Julien se pencha dans la salle en s’appuyant assez impoliment sur le devant de la loge; il vit Mathilde; ses yeux étaient brillants de larmes.

Et cependant ce n’est pas leur jour d’Opéra, pensa Julien; quel empressement!

Mathilde avait décidé sa mère à venir aux Bouffes, malgré l’inconvenance du rang de la loge qu’une complaisante de la maison s’était empressée de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirée avec la maréchale.

Chapitre XXXI. Lui faire peur

Voilà donc le beau miracle de votre civilisation! De l’amour vous avez fait une affaire ordinaire.

BARNAVE.

Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses yeux rencontrèrent d’abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenue, il n’y avait là que des personnages subalternes, l’amie qui avait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oublié toute crainte de sa mère. Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot: des garanties!

Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prétexte du lustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parle, elle ne peut plus douter de l’excès de mon émotion, le son de ma voix me trahira, tout peut être perdu encore.

Ses combats étaient bien plus pénibles que le matin, son âme avait eu le temps de s’émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité. Ivre d’amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de son caractère; un être capable d’un tel effort sur lui-même peut aller loin, si fata sinant.

Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l’hôtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d’elle, lui parla constamment et empêcha qu’il ne pût dire un mot à sa fille. On eût pensé que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l’excès de son émotion, il s’y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux et couvrit de baisers les lettres d’amour données par le prince Korasoff?

O grand homme! que ne te dois-je pas? s’écria-t-il dans sa folie.

Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille. L’avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? un instant peut tout perdre.

Il ouvrit d’un mouvement passionné les Mémoires dictés à Sainte-Hélène par Napoléon, et pendant deux longues heures se força à les lire; ses yeux seuls lisaient, n’importe, il s’y forçait. Pendant cette singulière lecture, sa tête et son cœur, montés au niveau de tout ce qu’il y a de plus grand, travaillaient à son insu. Ce cœur est bien différent de celui de Mme de Rênal, se disait-il, mais il n’allait pas plus loin.

LUI FAIRE PEUR, s’écria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin. L’ennemi ne m’obéira qu’autant que je lui ferai peur, alors il n’osera me mépriser.

Il se promenait dans sa petite chambre, ivre de joie. À la vérité, ce bonheur était plus d’orgueil que d’amour.

Lui faire peur! se répétait-il fièrement, et il avait raison d’être fier. Même dans ses moments les plus heureux, Mme de Rênal doutait toujours que mon amour fût égal au sien. Ici, c’est un démon que je subjugue, donc il faut subjuguer.

Il savait bien que le lendemain dès huit heures du matin, Mathilde serait à la bibliothèque; il n’y parut qu’à neuf heures, brûlant d’amour, mais sa tête dominait son cœur. Une seule minute peut-être ne se passa pas sans qu’il ne se répétât: La tenir toujours occupée de ce grand doute: M’aime-t-il? Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.

Il la trouva pâle, calme, assise sur le divan, mais hors d’état apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:

– Ami, je t’ai offensé, il est vrai; tu peux être fâché contre moi?…

Julien ne s’attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.

– Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle après un silence qu’elle avait espéré voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres… Je serai perdue à jamais, déshonorée… Elle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s’en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu féminine étaient rentrés dans cette âme… Eh bien! déshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir, c’est une garantie.

Hier j’ai été heureux parce que j’ai eu le courage d’être sévère avec moi-même, pensa Julien. Après un petit moment de silence, il eut assez d’empire sur son cœur pour dire d’un ton glacial:

– Une fois en route pour Londres, une fois déshonorée, pour me servir de vos expressions, qui me répond que vous m’aimerez? que ma présence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l’opinion ne sera pour moi qu’un malheur de plus. Ce n’est pas votre position avec le monde qui fait obstacle, c’est par malheur votre caractère. Pouvez-vous vous répondre à vous-même que vous m’aimerez huit jours?

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