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2° J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.

Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, bon, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance.

Ah! s’il existait… Hélas! je tomberais à ses pieds. J’ai mérité la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime!

La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouqué.

Julien se sentait fort et résolu comme l’homme qui voit clair dans son âme.

Chapitre XLV

Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à Fouqué; il n’en dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible à l’intrigue.

Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec décence de tout ce qu’on doit à l’opinion, en province. Grâce à M. l’abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien était dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d’esprit de conduite, il eût pu s’échapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux au retour de Mme de Rênal.

– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant; je me suis sauvée de Verrières…

Julien n’avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

Le soir, à peine sortie de sa prison, elle fit venir chez sa tante le prêtre qui s’était attaché à Julien comme à une proie; comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à la haute société de Besançon, Mme de Rênal l’engagea facilement à aller faire une neuvaine à l’abbaye de Bray-le-Haut.

Aucune parole ne peut rendre l’excès et la folie de l’amour de Julien.

À force d’or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.

À cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’à l’égarement. M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n’allait pas jusqu’à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était indigne d’elle.

Au milieu de tous ces tourments elle ne l’en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une scène horrible.

Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu’à la fin envers cette pauvre jeune fille qu’il avait si étrangement compromise; mais, à chaque instant, l’amour effréné qu’il avait pour Mme de Rênal l’emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout de persuader Mathilde de l’innocence des visites de sa rivale: désormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s’était permis des propos désagréables sur la disparition de Mathilde; M. de Croisenois alla le prier de les démentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adressées, et remplies de détails rapprochés avec tant d’art qu’il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vérité.

M. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de colère et de malheur, M. de Croisenois exigea des réparations tellement fortes, que le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha; et l’un des hommes de Paris les plus dignes d’être aimés, trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.

Cette mort fit une impression étrange et maladive sur l’âme affaiblie de Julien.

– Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien raisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans le salon de Mme votre mère, et me chercher querelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement furieuse…

La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur l’avenir de Mathilde; il employa plusieurs journées à lui prouver qu’elle devait accepter la main de M. de Luz. C’est un homme timide, point trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D’une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera aucune difficulté d’épouser la veuve de Julien Sorel.

– Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement Mathilde; car elle a assez vécu pour voir, après six mois, son amant lui préférer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.

– Vous êtes injuste; les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases singulières à l’avocat de Paris chargé de mon recours en grâce; il peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-être un jour vous me verrez le sujet de quelque mélodrame, etc., etc.

Une jalousie furieuse et impossible à venger, la continuité d’un malheur sans espoir (car, même en supposant Julien sauvé, comment regagner son cœur?), la honte et la douleur d’aimer plus que jamais cet amant infidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqué, ne pouvaient la faire sortir.

Pour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de Mathilde, il vivait d’amour et sans presque songer à l’avenir. Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté.

– Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon cœur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l’avenir m’enlevait à toi; j’étais aux innombrables combats que j’aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale… Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison.

Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu’il était, ne fut point à l’abri d’une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.

Il vint lui dire un jour qu’à moins de tomber dans l’affreux péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Or, le clergé ayant beaucoup d’influence au ministère de la justice à Paris, un moyen facile se présentait: il fallait se convertir avec éclat…

– Avec éclat! répéta Julien. Ah! je vous y prends vous aussi, mon père, jouant la comédie comme un missionnaire…

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