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– Bah! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n’est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n’ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.

– Et dire que le maire n’a pas pu l’empêcher! remarquait un troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.

– Il ne vole pas? reprit un autre; non, c’est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l’an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.

Julien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort triste.

– Vous venez de l’adjudication? lui dit-elle.

– Oui, Madame, où j’ai eu l’honneur de passer pour l’espion de M. le maire.

– S’il m’avait cru, il eût fait un voyage.

À ce moment, M. de Rênal parut; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire, M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy, le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:

– Vous devriez y être accoutumé, mon ami.

Le soir, on était assis en silence autour du foyer domestique; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C’était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s’écria joyeusement:

– On sonne! on sonne!

– Morbleu! si c’est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciement, s’écria le maire, je lui dirai son fait; c’est trop fort. C’est au Valenod qu’il en aura l’obligation, et c’est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s’emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?

Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.

– M. le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l’ambassade de Naples, m’a remise pour vous à mon départ; il n’y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d’un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, Madame, dit que vous savez l’italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d’espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. À une heure du matin, les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d’aller se coucher.

– Encore cette histoire, dit l’aîné.

– C’est la mienne, Signorino, reprit le signor Geronimo. Il y a huit ans, j’étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples, j’entends j’avais votre âge; mais je n’avais pas l’honneur d’être le fils de l’illustre maire de la jolie ville de Verrières.

Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.

– Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n’est pas aimé au conservatoire; mais il veut qu’on agisse toujours comme si on l’aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j’allais au petit théâtre de San-Carlino, où j’entendais une musique des dieux: mais, ô ciel! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l’entrée du parterre? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m’entendit chanter. J’avais seize ans: Cet enfant, il est un trésor, dit-il.

– Veux-tu que je t’engage, mon cher ami? vint-il me dire.

– Et combien me donnerez-vous?

– Quarante ducats par mois. Messieurs, c’est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

– Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir?

– Lascia fare a me.

– Laissez faire à moi! s’écria l’aîné des enfants.

– Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Caro, d’abord un petit bout d’engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n’avais vu tant d’argent. Ensuite il me dit ce que je dois faire.

Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.

– Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.

– Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d’application.

– Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l’eau pour quinze jours, polisson.

– Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l’école, credete a me. Mais je vous demande une grâce, si quelqu’un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez pas.

– Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? Décampe, décampe! dit-il en cherchant à me donner un coup de pied au c… ou gare le pain sec et la prison.

Une heure après, le signor Giovannone arrive chez le directeur:

– Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu’il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.

– Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l’auras pas; et d’ailleurs, quand j’y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire; il vient de me le jurer.

– Si ce n’est que de sa volonté qu’il s’agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.

Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette: Qu’on chasse Geronimo du conservatoire, cria-t-il, bouillant de colère. On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l’air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s’embrouille à chaque instant dans ce calcul.

– Ah! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.

Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n’alla se coucher qu’à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaieté.

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