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L'écho de la dixième explosion me rattrape, il est déjà d'une matité assourdie, donnant la mesure de la distance parcourue. Le soleil, invisible, est dans le ciel depuis trois quarts d'heure. J'allonge le pas, j'essaye de courir, je tombe. Le sol neigeux que je repousse pour me relever a la rugosité sèche de l'émeri.

Soudain, deux fines incisions de lumière rayent le sommet. Sa surface qui paraissait plane se sculpte en facettes, en côtes, en cavités où sommeille une ombre violette, épaisse. Le soleil a jailli à travers quelque faille secrète, une percée qui laisse vivre cette brève projection lumineuse. La charge suivante explose très loin. L'enfilade des échos est encore plus longue qu'avant. La onzième? Ou déjà la douzième, la dernière? Je ne sais plus si j'ai bien compté. Je me rappelle les paroles du pilote: «On ne vous attendra pas. Sinon, dans le noir, je charcute toute cette pierraille avec mon rotor.» Je me mets à courir, les yeux sur le sommet, je glisse plusieurs fois, le sol n'est plus immobile, le vent chasse de longs filaments de poudrerie. A chaque pas, pourtant, le changement est perceptible. Les rais de lumière s'élargissent, divisent la montagne en trois immenses cristaux, brisent sa cime. Cela ne ressemble pas à un trident mais plutôt à l'aile rompue d'un oiseau. Je bute contre une montée, je m'arrête, la respiration écorchée au sang par le froid. La coulée grisâtre d'un glacier barre la voie. Je scrute les trois pans éclairés de la montagne: la pierre est à peine blanchie de givre, la neige, rare dans ces contrées aux hivers secs, ne parvient pas à s'accrocher aux parois lisses. Des à-pics, des failles, des créneaux géants où des névés s'accumulent, à peine remodelés par les millénaires. Et les gerbes de soleil qui commencent déjà à ternir. Rien d'autre. Rien… Soudain je vois la croix de l'avion.

Deux traits sombres croisés sur le daim clair du givre. Ils sont non pas dans les triangles illuminés du sommet, mais bien plus bas, à la base de ce faisceau. La silhouette de l'avion est facilement reconnaissable, c'est un appareil qui ne s'est pas désagrégé dans un crash mais, en essayant d'atterrir, s'est incrusté dans la roche et y est resté, soudé à cette montagne, à son désert arctique, à ses nuits sans fin.

Aucune pensée ne se dit en moi. Aucune émotion. Même pas la joie d'avoir atteint le but. Seule la certitude de vivre l'essentiel de ce que j'avais à comprendre.

La percée du soleil faiblit. Mais l'avion est toujours visible. Je vois même l'éclat du cockpit. Sous son verre se devine un reflet de vie. Une vie silencieuse, concentrée sur un passé dont il ne restera bientôt plus rien sur cette terre. La vie que nos mots appellent maladroitement tantôt la mort, tantôt l'oubli, tantôt le souvenir des hommes.

Me vient alors à l'esprit la parole du grand vieil homme qui a tenté de dire cette vie et la distance qui nous sépare d'elle: «… ils regardent le Ciel sans blêmir et la Terre sans rougir». Dans un passé longuement rêvé et soudain présent, un aviateur saute de son cockpit et se dresse près de l'avion, une main posée sur le tranchant d'une aile. Je suis infiniment proche de son silence, je devine le sens de son regard porté sur la Terre. Une vieille maison en bois perdue au milieu des steppes, une nuit de guerre, les paroles lentes d'une femme, les premières vagues d'un orage de printemps, un bref amour dont l'éternité s'égrène dans la chute des perles d'un collier rompu…

L'écho de l'explosion est long et ses répliques font vibrer une onde prolongée et de plus en plus décantée. Une sonorité qui s'affine jusqu'à l'impression de résonner au-delà de nos vies, dans un lointain dont cette journée arctique n'est qu'un reflet fugace. Ici, les notes de l'écho s'épuisent, s'effacent sous le crissement des aiguilles de glace que le vent balaye sur le sol. Mais là-bas, l'homme dressé près de son avion les entend toujours. Un long chant d'adieu, un chant de lumière.

Le rai du soleil s'est éteint depuis un moment, la croix de l'avion se fond dans le blêmissement rapide de la nuit. Les rafales commencent à estomper le contour des montagnes. Je ne verrai pas les balises des rochers remarquées à l'aller.

Pourtant la vibration du dernier écho semble survivre encore entre les sommets. Une corde très ténue qui résiste au vent. Je la sens osciller très profondément en moi.

Il me faudra tout simplement ne pas cesser de l'entendre pour retrouver le chemin.

Andreï Makine

La terre et le ciel de Jacques Dorme - pic_2.jpg

Né en 1957 en Sibérie, à Krasnoïarsk, au nord de la Mongolie, Andreï Makine, après avoir suivi ses études à Kalinine, à Moscou et enseigné la philosophie à Nougorod débarque en France en 1987. Ses conditions de vie sont précaires: s'il loge dans une petite chambre entre Belleville et Ménilmontant, il lui arrive de passer quelques temps dans un caveau du Père Lachaise. Très vite, Makine décide de se consacrer à l'écriture. Ses manuscrits rédigés en français sont dans un premier temps refusés. Il parvient tout de même à imposer un premier texte intitulé la Fille d'un héros de l'Union soviétique en 1990. C 'est le début d'une grande carrière littéraire avant la consécration en 1995 et la double obtention des prix Goncourt et Médicis pour le Testament français. Après sept romans, Andreï Makine a réussi à imposer un style savant et ample, qualifié par certains de poétique, par d'autres, plus communément, de néo-classique. Quoi qu'il en soit, et malgré d'éventuels détracteurs, Makine n'en reste pas moins un écrivain exigeant, pour qui la littérature n'est pas une affaire de procédés faciles, de belles phrases ou de scandales éphémères, mais de vision. Explications dans le texte.

***

JLT – Pourquoi vous êtes-vous tourné vers l'écriture?

AM – Quelque chose d'inné est en nous. Sans doute, certaines choses dorment et se réveillent dès notre naissance, peut-être même avant la parole. C'est pourquoi la parole est souvent très importante. Avec elle naît une vision. Car l'écriture ne se résume pas seulement à des mots, au style, ni même à l'enchaînement des phrases: c'est surtout une vision. On écrit avec les yeux, pas avec la plume. Avec la plume, vous écrivez de jolis romans, vous faîtes de belles phrases, " à la française " mais elles manqueront de vision. Chez Dostoïevski, le style est souvent défaillant car il écrivait trop vite et se répétait. Les traducteurs, français ou non, policent ses textes. Malgré cela, Dostoïevski est un grand écrivain, car il reste un grand visionnaire et un grand génie spirituel.

JLT – Quelles études avez-vous suivi?

AM – J'ai suivi des études philologiques, dans la pure tradition allemande, qui comportent l'étude des lettres, de la philosophie et de son histoire, de la linguistique, de la théorie des langues, etc… Elles recouvrent, dans ce sens, un domaine plus vaste que les lettres modernes en France.

JLT – De quels écrivains, dans cette période de formation et d'études, vous êtes-vous senti très vite proche?

AM – Ma filiation littéraire est peu évidente. Même si je considère que ses romans sont très moyens, j'aimais par exemple le Roman d'un enfant de Pierre Loti. Ce livre est très peu connu. Il est à mon avis pré-proustien. J'appréciais aussi beaucoup Chateaubriand dont les œuvres préfiguraient déjà celles de Proust, de l'avis même de ce dernier. Ma filiation ne rejoignait pas les préoccupations littéraires des français, essentiellement tournées vers une pensée philosophique, aphoristique et moins vers l'émotion… Je schématise énormément, bien entendu… Je m'intéressais davantage à l'expression de la nature et de la sensation, qu'aux syllogismes ou aux aphorismes, à la manière de Voltaire et du Siècle des Lumières.

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