Les officiels l'entourèrent et, recréant leur escorte de Lilliputiens, se mirent à le diriger vers la descente. Mais avec son art de faire plier l'espace à sa volonté, il rompit leur encerclement et marcha à grands pas le long de l'encadrement formé par les jeunes. Il les passait en revue. Les figurants en chemisette blanche firent de larges sourires, chacun agita l'œillet qu'il avait reçu pour l'occasion. Le géant passait, les dévisageant avec une ombre de déception. Devant notre carré, il s'arrêta. Nous n'avions pas de fleurs et nous ne souriions pas, restant au garde-à-vous. Je ne sais pas s'il comprit qui nous étons, avec ces visages pelés, ces cheveux ras, ce peu de différence entre garçons et filles. Je pense que oui. Il dut comprendre, en tout cas, que nous venions d'une autre époque, l'époque qu'on essayait d'enterrer sous le béton du mémorial. L'époque qui lui était chère. Il nous regarda, en hochant la tête et en plissant les yeax, comme pour dire: «Tenez bon!» Et nous le vîmes s'éloigner, non pas avec sa suite mais avec un militaire âgé. Tous deux ils n'avaient pas besoin de l'interprète qui se faufilait entre eux. Le militaire faisait de larges gestes en expliquant sans doute les mouvements des troupes, l'emplacement des pièces d'artillerie, les percées des divisions blindées. Le vieux géant approuvait, palliant avec les mains les retards de l'interprête dépassé…
Au surveillant qui nous attendait près du bus, je parlai avec l'air d'un condamné à mort qui formule son dernier souhait: «Il me faut voir quelqu'un à la ville. Ma tante… Si on ne me laisse pas partir, je m'en irai de toute façon.» Il me scruta, mesurant la frontière instable entre la soumission illimitée dont nous faisions preuve d'habitude et la révolte qui pouvait éclater au moment le plus inattendu. À ce moment-là, où l'on nous promettait, pour le lendemain, toute une matinée de baignade dans la Volga. Bon psychologue, il sentit qu'il s'agissait d'un cas exceptionnel. «Si demain tu ne te manifestes pas, je te donne à la milice comme fugueur, ce sera la colonie de rééducation. Tiens-le-toi pour dit. Et maintenant file, tu pourras encore avoir le dernier train. Attends, prends ça pour ton ticket.»
Le lendemain, Alexandra l'appellerait et, en prétextant l'insolation et la forte fièvre, gagnerait pour moi ces quelques jours que je passerais chez elle et qui compteraient dans ma vie plus que certaines années.
J'arrivai vers dix heures du soir et, sans rien expliquer, je lui racontai tout, avec la hâte essoufflée qu'on aurait pu justement prendre pour de la fièvre ou le début de l'ivresse. La fenêtre donnant sur les voies de chemin de fer était ouverte, on entendait le martèlement lourd d'un train venant de l'Oural. Elle prépara le thé, alluma la lampe. Je devinai son émotion seulement quand d'une voix très calme, trop calme, elle demanda: «Et de quoi a-t-il parlé?»
J'inspirai profondément et soudain j'éprouvai un violent étouffement de mutité. Je pouvais raconter ce mouchoir qui essuyait la glu de l'esturgeon. Je me souvenais de la moindre des mimiques du vieux géant. Je gardais en mémoire même l'instant où au milieu de son discours la forme d'un verbe, ancienne à mon oreille, était apparue (un quelconque «naquit» ou tout simplement «fut») et m'avait frappé comme la vue d'un reptile préhistorique. Il m'eût été facile de dire: «Il a parlé de la guerre, de la victoire, de la reconnaissance que les peuples gardent à leurs héros…» Or, l'essentiel n'était pas là mais dans cette voix silencieuse que j'avais cru entendre, dans le regard qui s'était porté vers la croix oubliée au milieu de la plaine… Mais comment le dire? Et puis, était-ce réel ou rêvé?
Voyant mon désarroi, Alexandra pensa que je n'avais pas pu suivre le langage oral ou que le contenu du discours était trop complexe pour un adolescent de mon âge. C'est sans doute pour me tirer d'embarras qu'elle dit sur le ton d'une réminiscence très lointaine: «Il était déjà venu dans la ville. En quarante-quatre. Oui, à l'automne quarante-quatre. Je ne l'ai pas vu. L'hôpital était bondé, on travaillait jour et nuit. Mais nous avions parlé de lui pour la première fois bien avant…»
«Nous, c'est qui? demandai-je en sortant de ma torpeur.
– Nous, c'est moi et… Jacques Dorme.»
Mon «insolation» dura moins d'une semaine. Le destin de Jacques Dorme, l'esquisse fragmentaire de ce destin, eut le temps de se tisser pour toujours à ce que j'étais. Le récit d'Alexandra, ce mois de juillet 1966, fut de ceux qu'on ne peut faire qu'une seule et unique fois dans la vie.
Quatre ans et quelques mois après la cérémonie sur l'esplanade, j'appris la mort du grand vieil homme. Le regard qui embrassait la steppe au-delà de la Volga et cette minute de silence qu'il avait alors fait durer venaient de se fondre dans l'éternité. Je vois encore le kiosque à journaux, près du pont Anitchkov à Leningrad, la page avec son portrait, le communiqué de sa mort. «Les Lilliputiens ont gagné», pensai-je en achetant le journal. Je ne devinais pas encore à quel point cette formule était juste. J'étais pourtant déjà assez adulte pour savoir que cette mort avait été précédée par la trahison des uns, par la lâcheté des autres. Surtout par l'ingratitude d'un pays dont il avait jadis sauvé l'honneur.
Dans ma mémoire, il resterait cependant inchangé: un vieux géant au milieu d'un ancien champ de bataille et qui rend hommage aux guerriers tombés. Seule une phrase de lui que, bien plus tard, je découvrirais dans un livre s'ajouterait à cette vision, comme pour répondre à la question d'Alexandra qui voulait connaître ses paroles: «Maintenant que la bassesse déferle, eux regardent le Ciel sans pâlir et la Terre sans rougir.»
V
Ce jour-là disparaît toute distance entre le pénible devoir de vivre et la calme acceptation de mourir.
Une journée de mai 1942, à une trentaine de kilomètres de Stalingrad, la chaleur épaisse comme du goudron, des rails encombrés de pansements sales, d'éclats de bombes, d'immondices. Un convoi vient d'être touché. Les cheminots essayent de détacher la citerne en feu pour la tracter sur une voie de garage. Son pétrole brûle en plongeant les environs dans une nuit Percée par un soleil violet. Le mouvement des trains devient tâtonnant mais ne s'interrompt pas – la seule chose qui compte. Des convois vers l'ouest: des soldats, des obus, des armes. Des convois vers l'est: de la chair mutilée, digèrèe par les combats. La gigantesque cuisine de la guerre, une immense chaudière qu'à chaque minute il faut alimenter avec des tonnes d'acier, de Pétrole, de sang.
Alexandra se retrouve serrée entre le mur des citernes immobilisées et les wagons qui avancent sur la voie voisine. Si le feu se propage, le nœud ferroviaire sera un brasier long d'un kilomètre. Il faudrait tomber, ramper sous le convoi, ressortir de l'autre côté, fuir. Elle ne bouge pas, fixe son reflet sur le flanc de la citerne luisante de pétrole. Muet, s'articule soudain en elle son prénom, son vrai prénom et son nom français. Sa vie égarée ici, dans ce crépuscule de midi, dans ce pays étranger qui agonise autour d'elle. L'air brunâtre, les cris des blessés, son propre corps dissous dans la chaleur, la souillure, l'abrutissement de l'effort, l'asphyxie. Elle se dit que la mort ne pourra jamais déboucher sur une torture aussi riche. Au bout du convoi la fumée grossit, on ne voit plus les rails…
Son reflet se met à glisser, disparaît. On a réussi à couper le convoi en deux, à éloigner la partie en flammes. La vie peut reprendre. Une vie qui se confond si bien avec la mort.
À travers le martèlement des roues, elle entend une voix l'appeler: «Choura!» Elle revient dans sa vie russe, se remet au travail. Avec d'autres femmes, elle dénoue, jour après jour, le chassé-croisé des convois, le va-et-vient des locomotives. Tout se passe dans la tension des nerfs à nu, au milieu des hurlements et des jurons, dans l'oubli de la fatigue, de la faim, de soi. Un machiniste l'injurie, elle répond avec une hargne brève et efficace. Une collègue l'aide à descendre un mort du convoi des blessés. Elles l'empoignent, le posent sur une pile de vieilles traverses. Les yeux de l'homme, ouverts, paraissent animés, on y voit monter la fumée du pétrole incendié. Deux autres convois la serrent entre leurs murailles, l'un se dirige vers l'ouest (un criaillement de bandonéon, le visage souriant d'un soldat qui, les mains en porte-voix, la demande en mariage), l'autre vers l'est, silencieux (dans une fenêtre, une tête entièrement recouverte de pansements, une bouche qui tâche de saisir un peu d'air). Et pour elle, entre ces deux murs en mouvement, un semblant de solitude et de repos. Et cette pensée: pourquoi m'accrocher à cet enfer? Elle regarde sa main droite, ses doigts mutilés dans un bombardement. Ses pieds dans de grosses bottes de soldat. Elle devine, sans le voir, le masque desséché et vieilli de son visage.