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IV

Le ciel blanc de chaleur, la léthargie éternelle des steppes, un oiseau agitant les ailes sans pouvoir avancer dans ce vide trop dense. Nous progressions comme lui, n'ayant d'autre repère que le lointain des plaines et l'horizon fluidifié sous la coulée de l'air surchauffé. L'énorme excavatrice qui nous précédait éventrait l'écorce terrestre avec sa roue à godets, traçant une ligne droite, interminable. Couverts de poussière, assourdis par le rugissement de la machine et le grincement des pierres concassées, nous traînions de longues dosses de pin avec lesquelles les ouvriers consolidaient les parois de ce futur canal d'irrigation. Comme dans le fol espoir de retenir, par ce coffrage éphémère, le déferlement statique de l'infini… Le soir, la fatigue se mesurait au grésillement d'une abeille qui se débat- tait contre les murs de la baraque et qu'on n'avait plus la force de chasser. Il aurait fallu se lever, enjamber les corps serrés sur les bat-flanc, secouer une chemise, diriger l'insecte vers la porte… Mais on dormait déjà et son bourdonnement devenait le tout premier songe.

Se fondre dans ce désert de lumière était le meilleur oubli, le meilleur deuil, le meilleur oubli du deuil. Nous parlions beaucoup moins que les années précédentes où nous voyions encore dans ce bagne estival un purgatoire prometteur. À présent nous savions que l'avenir ne serait pas très différent de notre marche quotidienne derrière la machine éventreuse, du tracé absurdement têtu de cette faille dont il fallait inlassablement raffermir les parois.

Un jour, l'excavatrice se mit à rejeter, avec des pelletées de terre, des restes humains, des crânes, des bottes de soldats, des casques de la dernière guerre. Une autre fois, ce furent des ossements bien plus anciens, des heaumes, des épées brunies par la rouille… Un millénaire séparait peut-être ces guerriers. Mille ans de sommeil. Dix siècles de néant. Lorsque, le lendemain, la machine s'éloigna des sépultures dérangées, nous vîmes les archéologues qui arrivaient sur les lieux. Une poignée de points noirs perdus dans le vide ensoleillé de la plaine.

Comme les étés précédents, nos travaux étaient parfois interrompus: on nous déguisait de chemisettes blanches et de pantalons propres et on nous emmenait faire de la figuration sur de vastes esplanades où d'importants visiteurs prononçaient des discours devant des stèles commémoratives et des obélisques en béton. Ainsi, eûmes-nous un jour le privilège de voir, de loin comme toujours, ce dirigeant nord-coréen. Il lisait longuement dans une liasse de feuilles que le souffle chaud, très puissant ce jour-là, risquait à tout moment de lui arracher. L'homme, chétif et légèrement voûté, luttait contre leur faseyement comme un marin qui n'arrive pas à dompter une voile… Il y eut aussi cet homme d'État africain qui décida de s'exprimer en russe et parla très lentement, en détachant les syllabes, en se trompant d'accent. La flèche du mémorial était d'une blancheur verdâtre sur fond de ciel noir, lourd d'orage. Le grondement paresseux du tonnerre derrière le fleuve ressemblait à l'étranglement d'un rire qu'on eût voulu réprimer. Mais nous ne bronchions pas: les photographes avaient besoin de nos rangs immobiles et des visages tournés tous dans la même direction… Des années plus tard, quand il m'arriverait de croiser mes anciens camarades, nous regretterions de ne pas avoir été plus attentifs aux personnages invités. Avec 1e temps, on aurait pu les reconnaître, encore présents dans la vie politique ou passés sur les pages des livres d'histoire. Mais à l'époque, nous n'attendions que le moment où notre patience serait récompensée par une baignade dans la Volga. Cet été-là, même ces bains ne provoquaient plus l'enthousiasme hurleur d'autrefois.

La vitre de l'étroit vasistas dans notre baraque était cassée et chaque soir, avant de nous endormir, nous voyions un beau spectre solaire né dans la brisure, une longue queue de paon inondant soudain, pour quelques minutes, l'intérieur encombré de notre logis, glissant vers les clous où pendaient nos vêtements couverts de terre. Un soir, cet arc-en-ciel ne se forma pas. Nous étions à la fin de juin, l'angle des rayons avait changé. Personne n'en parla mais je vis des coups d'œil qui revenaient souvent à notre «vestiaire», resté sombre. Dans l'oubli total du temps, l'oubli salutaire que la steppe nous offrait, nous nous rappelâmes soudain que c'était notre dernier été vécu en commun.

Le lendemain matin, tout près du tracé du canal, nous découvrîmes cette croix de bois avec un casque suspendu à l'une de ses branches. Nous l'entourâmes, intrigués par l'anonymat et la solitude de cette tombe au milieu de l'immensité des plaines aveuglées par le soleil. Nous étions habitués à voir des montagnes de béton célébrant la mort, des inscriptions dorées, des effigies de héros. Ici, ces deux branches de bouleau, à l'écorce fendillée, un tertre depuis longtemps aplani par les vents. Étrangement, la vue de cette tombe ne dégageait aucune angoisse, n'invitait à partager aucune peine. Il y avait même quelque chose de léger, d'aérien, de presque insouciant dans cette croix. Sa présence à cet endroit (pourquoi là et non pas à trois cents kilomètres au nord ou au sud?), le hasard humain de cette présence semblait indiquer que l'essentiel se passait ailleurs que sous ce rectangle de terre…

De l'autre côté du canal, un surveillant nous appela: «Vite, on part! Une cérémonie…» C'était la formule consacrée pour notre figuration.

Elle s'engagea mal cette fois-ci. Nous mîmes cinq heures pour arriver sur les lieux et, déguisés en bons et braves pionniers aux foulards rouges, commençâmes à attendre, enfermés dans le bus, sur le bas-côté d'une route. Visiblement, on ne savait pas trop si on allait avoir besoin de nous ou non. Autrefois, nous aurions ourdi une révolte, aurions exigé du pain, simulé une crise de diarrhée collective. Ce jour-là, chacun restait en tête à tête avec ses pensées, certains essayant de dormir, d'autres se réfugiant dans le souvenir d'une journée, d'un sourire. Les surveillants paraissaient plus inquiets que d'habitude. Pourtant, d'après les rumeurs, il ne s'agissait que de la visite d'un général. Nous qui avions vu des maréchaux et même un cosmonaute…

Un officiel en complet noir monta soudain sur le marchepied du bus et poussa une sorte de cri chuchoté: «Vite! Descendez, ils arrivent. Vite, tous en rang!» Il avait un visage rouge, l'air paniqué.

Au pas de course, on nous amena sur un large terrain, en haut d'une colline, qu'encadraient déjà plusieurs détachements de jeunes figurants. L'un des angles de ce cadre vivant paraissait dégarni, on le colmata avec nos troupes. Quand nous fûmes installés, je jetai un coup d'œil derrière nous: au loin, un bâtiment inachevé exhibait les embrasures vides de ses fenêtres. Nous étions donc là pour le cacher aux visiteurs… Il fallait maintenant, nous le savions tous d'expérience, tomber le plus rapidement possible dans une torpeur qui permettrait de ne plus sentir la brûlure du soleil, ni la soif, ni l'absurde longueur de la cérémonie. Se concentrer sur la forme de ce nuage qui s'allongeait doucement, très doucement…

C'est une rapide crispation musculaire autour de moi qui me tira soudain de mon assoupissement. Nous avions, à cause de notre existence communautaire, des réflexes synchronisés. Je retrouvai la vue, j'observai l'esplanade. Une foule de notables, sans doute les dirigeants de la ville, était déjà présente, tournée vers l'autre extrémité de la place, là où l'encadrement de chemisettes blanches s'interrompait, laissant une large entrée. Les regards de tous mes camarades étaient fixés sur cette ouverture. Un groupe assez nombreux avançait d'un pas calme, comme cela s'était toujours fait dans ce genre de cérémonies, il n'y avait donc rien d'extraordinaire dans cette procession…

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