L'avion accéléra, parcourut toute la longueur de la piste et stoppa. Jacques Dorme sauta à terre, alla rejoindre l'homme en combinaison resté au milieu des caisses de la cargaison. A l'autre bout du champ on voyait l'inspecteur qui courait vers eux, en agitant son pistolet… Ils soulevèrent l'extrémité d'une longue caisse qui trônait au milieu. Jacques Dorme glissa sous ses planches deux morceaux de savon, un de chaque côté. «Si tu réussis à la pousser, dit-il à l'homme qui commençait à comprendre, on est sauvés…» Et il lui expliqua à quel moment exactement il fallait jouer avec le centre de gravité.
L'avion reprit son élan, passa à quelques mètres de l'homme en cuir, s'arracha à la terre en rayant la bordure de glace. Et se mit à tomber.
De la terre, on vit qu'il gîtait sur l'aile gauche, perdait de la vitesse, s'immobilisait, leur sembla-t-il. «Kaput!» souffla le gradé. Soudain, dans un balancement brusque, l'appareil bascula de l'autre côté, enfonça à présent son aile droite, mais moins dangereusement et en ralentissant moins. Et de nouveau, boita à gauche, puis encore une fois à droite… Il montait ainsi en réduisant à Présent le tangage, en ressemblant de plus en plus à un avion ordinaire. «La petite crêpe!» s'exclama l'un des aviateurs dans le groupe sur la piste. Et plusieurs voix reprirent, admiratives: «La petite crêpe…» La manœuvre leur était connue, destinée à arracher du sol des avions surchargés, mais que seuls les vrais as maîtrisaient.
Dans le ventre du Junkers, l'homme en combinaison était assis, le dos contre une longue caisse disposée en biais. Ses yeux étaient rougis, il respirait par saccades. Quand il reprit son souffle, il se leva, se traîna vers un hublot. En bas, sinuait une rivière, grise sous la glace l'aérodrome n'était plus en vue. Il ouvrit la porte et se mit à jeter des bouts de ferraille, puis, en la poussant sur le sol savonné, une caisse entière. «Comme ça on est plus sûrs d'atterrir avec ce fou…» Il tendit l'oreille. Le pilote chantait. Dans une langue que l'homme ne connaissait pas.
À la fin du mois d'avril, Jacques Dorme apprit qu'il allait être affecté à une toute nouvelle escadrille, une unité spéciale qui acheminerait des avions américains depuis l'Alaska et à travers la Sibérie. Il fut déçu. Il avait espéré être engagé comme pilote de chasse, aller se battre au front. Un détail le consola: le trajet, long de cinq mille kilomètres, était jugé bien plus dangereux que le survol des lignes ennemies.
Il lui arriva souvent, durant ces semaines d'attente, de repenser à l'impossibilité d'expliquer la guerre; il se disait qu'après tout le monde en parlerait, la commenterait, accuserait, justifierait. Tout le monde, surtout ceux qui ne l'auraient pas faite. Et tout serait clair alors: les ennemis et les Alliés, les justes et les monstres. Les années de combat seraient consignées, jour par jour, dans les mouvements des armées et les batailles glorieuses. On oublierait l'essentiel: le temps de guerre formait une multitude de minutes de guerre et derrière le vaste brassage des fronts s'embusquait parfois une cour ensoleillée, une journée de mars, un homme en cuir noir qui tuait un autre homme parce que l'envie lui venait de tuer et, dans la même journée, il y avait ce colonel Krymov, cet homme nu qui se hâtait de se rassasier de la chair d'une femme avant d'être haché par la mitraille, et aussi ce jeune homme, les mâchoires refermées sur le fil télégraphique… Il s'égarait vite dans ses souvenirs et en concluait que l'essentiel c'était de garder en mémoire tous ces fragments de guerre, toutes ces minuscules guerres des soldats oubliés.
Au début de mai, il traversa la Volga à Stalingrad et se rappela les paroles de Witold: «La Volga, pour les Russes, c'est comme…» Il se trompa, descendit du train trop tôt et marcha longtemps sur les rails d'une gare de triage. A travers la fumée d'une citerne de pétrole incendiée par les bombes, il aperçut une femme qui dirigeait le chaos de la circulation. «Voilà encore une autre guerre, pensa-t-il, cette femme, si belle, si mal vêtue, si vite oubliée…» Il ne comprit pas tout de suite que c'était lui que la femme hélait.
VI
L'été où Alexandra me parla du pilote français j'avais treize ans. Les questions que je posais concernaient la vitesse maximale de l'avion Bloch, le rayon d'action du bombardier que Jacques Dorme avait abattu, le modèle du pistolet dont était armé l'homme en manteau de cuir noir, le masque à gaz permettant de téléphoner (ceux que nous utilisions pendant des exercices paramilitaires à l'orphelinat n'offraient pas une telle possibilité)… Elle souriait, avouait son ignorance en la matière.
Des années plus tard, je saurais ce que taisait son sourire: l'infinie distance entre l'objet de ma curiosité et sa vie, longue de quelques jours, avec Jacques Dorme. Elle ne pouvait pas me raconter leur amour. A cause de mon âge, penserais-je d'abord, et je regretterais la stupidité de cet âge fixé sur des détails guerriers et des rebondissements aventureux. À cause de sa Pudeur à l'ancienne, me dirais-je ensuite, en déplorant la fragilité des quelques furtifs instants de ce mai 1942 que le récit m'avait à peine donné à voir. Et puis, un jour, je comprendrais qu'il était impossible d'en dire davantage sur cet amour. Et que ces instants («elle m'a parlé du temps qu'il faisait», pensai-je plus d'une fois avec aigreur), que ces rappels accidentels d'une pluie ou d'une matinée de brume étaient suffisants et qu'ils disaient l'essentiel de cet amour bref et simple. D'année en année, j'apprendrais à les lire mieux, à deviner leur lumière, à entendre le vent et le bruissement de la pluie qui pénétrait dans la brèche du mur et portait sa fraîcheur jusqu'au lit. Cet amour jamais évoqué allait se révéler, et mûrir en moi à mesure que je grandirais. Comme ce moment où s'était rompu le vieux collier de perles d'ambre et qui n'évoquait, au début, qu'une nuit de pluie et de vent.
Le vent repousse la touffeur résineuse des steppes, l'odeur du pétrole brûlé, la densité des souffles humains entassés dans des centaines de wagons. Les gouttes qui se mettent à cribler le plancher à travers la brèche s'accordent soudain avec le tintement des perles du collier rompu. Les corps suspendent, une seconde, leur combat amoureux, les respirations se figent et tout de suite s'unissent de nouveau, se perdent dans leur rythme gradué par le désir, laissent les perles glisser du fil et compter le temps.
Il me fallut avoir vécu pour comprendre et cette pluie, et la bienheureuse fatigue dont s'imprégnaient les gestes de la femme qui se levait, s'approchait de la brèche, restait dans l'enveloppement tiède et fluide de l'orage. Comprendre la lenteur des paroles qui s'effaçaient dans la coulée bruyante de l'averse, deviner que l'important était bien cette lenteur, et non pas le sens des mots. Comprendre que ces paroles effacées, ce bonheur des gestes alentis, la senteur du merisier mêlée à l'acidité des éclairs, tous ces traits qu'aucun souvenir ne retenait formaient une vie essentielle, celle que les deux amants avaient véritablement vécue, celle qui, la première, était condamnée à disparaître dans l'oubli.
Le souvenir du «temps qu'il faisait» cachait aussi cette autre nuit, l'immobilité hypnotique de l'air, l'épaisseur statique de l'orage qui n'éclate pas. Ils descendent, traversent les voies, s'éloignent de la bourgade, figée dans l'obscurité comme les décors dans un théâtre fermé, s'engagent sur un chemin ensablé de la steppe. Le silence laisse entendre le froissement de chaque pas et, quand ils s'arrêtent, le léger crissement des herbes desséchées. Les étoiles voilées de chaleur semblent plus vivantes, moins sévères pour la brièveté humaine. À un moment, un obstacle antichar hérisse ses poutres d'acier croisées. Ils touchent ces bouts de rails dressés dans le noir. Le métal est encore tiède du soleil de la journée. Dans la torpeur de la nuit, la kyrielle de ces croisillons ressemble aux vestiges d'une guerre ancienne, oubliée. Ils ne se disent rien, sachant qu'on ne peut pas éviter cette pensée: une ligne de défense, déjà de l'autre côté de la Volga, l'acceptation donc de voir la guerre franchir le fleuve, embraser sa rive gauche, étrangler Stalingrad. Ils le pensent, et pourtant, l'acier soudé paraît sortir d'une histoire révolue, sans rapport avec cette nuit-là. Ils avancent en silence, sentant physiquement faiblir les liens qui les attachent aux maisons de la bourgade, aux écheveaux des voies dans la gare de triage, à leur vie là-bas. Il n'y a plus que le reflet crayeux du chemin, l'obscurité bleuie par le frémissement muet des éclairs et, soudain, à leurs pieds, l'abîme de ce ciel nocturne, les étoiles flottant à la surface noire de l'eau.