Je voyais au bout de l'allée les deux silhouettes, grande et petite, qui se découpaient dans l'éclairage du «bar à bière». Il aurait fallu les rattraper. Leur donner l'argent que j'avais. Prévenir la police. Enlever l'enfant… Mais s'agissait-il vraiment de ce que j'avais cru comprendre? Le long de l'allée, les abattants des kiosques étaient déjà tous remontés, des rais de lumière filtraient de l'intérieur. On devinait la présence silencieuse des propriétaires. L'obscurité du parc, ces minuscules pavillons, chacun avec son secret, l'enfant maquillée qui venait de me sourire… Je préférai croire à une méprise.
Les seuls endroits où j'eus l'impression d'un véritable retour étaient les couloirs du métro et les passages souterrains transformés en souks de misère. Les vieillards proposaient à la vente des objets qui criaient leur arrachement à un appartement, à une chambre où leur absence formait un vide impossible à combler. Ce n'était pas le joyeux fouillis d'un marché aux puces, mais les vestiges d'existences détruites par les temps nouveaux. Je reconnaissais la faïence usée d'une tasse, la forme du talon de cette paire de chaussures, la marque d'un transistor… Ces débris avaient l'âge de mon enfance. Toute une époque soldée dans ces vieilles mains bleuies par le froid.
Plus que tous les autres changements, plus même que l'étalage obscène de la nouvelle richesse, c'est ce passé humain dispersé qui me frappa. La rapidité fébrile avec laquelle on le faisait disparaître. Ce passé et aussi la beauté de l'enfant maquillée. Mon ignorance de ce qu'on devait faire, dans cette ère nouvelle, pour protéger cette enfant.
La Sibérie me fit oublier ces retrouvailles manquées. Rien ici n'avait encore bougé. Quelques républiques récentes, surgies de la chute de l'empire, avaient juste coloré les cartes géographiques. La terre restait la même: infinie, blanche, indifférente aux rares apparitions d'hommes. Dans la torpeur hivernale, on guettait non pas les derniers soubresauts de l'actualité mais le trait roux du soleil qui allait, dans quelques jours, frôler l'horizon après une longue nuit polaire.
En écoutant les géologues dans l'isba du Bord, je me disais qu'ils venaient de la même époque que ces objets vendus par les vieillards dans les couloirs du métro. Ils vivaient comme si les huit mille kilomètres de neiges qui les séparaient de Moscou avaient retardé la course du temps. Les années soixante? Soixante-dix? Tout dans leur façon de vivre, de parler avait vingt ou trente ans de retard. Cette histoire drôle du nouvel arrivant qui viole une ourse… Je l'avais entendue plus d'une fois dans ma jeunesse. Un temps décalé de vingt ans. Non, plutôt un temps à l'écart du temps, une coulée de jours rythmée par le crissement des rafales contre la vitre, par le souffle du feu, par la respiration de ces trois personnes endormies, si différentes et si proches, ces deux hommes aux visages brûlés par l'Arctique, cette grande femme aux yeux bridés qui dort dans la pièce voisine. (Quels sont ses rêves? Des rêves tout de neige? Ou bien au contraire, pleins de soleil du Sud?) Le temps nocturne cadencé par le battement de notre sang, dans le bras replié sous la tête, une pulsation chaude perdue au milieu de l'infini blanc, dans les tréfonds du noir cosmique irisé par la phosphorescence boréale.
Le matin ne vint pas. Je fus réveillé par une tempête qui jeta contre les vitres des brassées de flocons et remplit la maison d'une vibration mate. Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un hélicoptère qui venait de se poser tout à côté du Bord. Derrière la porte de la cantine, je vis la lumière et entendis le cliquètement des assiettes et des tasses en aluminium. Les géologues se levèrent avec précipitation et même, me sembla-t-il, une sorte de panique. Le grand Lev se frotta rageusement le visage sous le robinet. Le petit Lev remonta en hâte le ressort de son rasoir…
La porte céda avec un crissement strident de glace rompue et je crus deviner la raison de leur désarroi. En pénétrant dans la maison, l'homme dut se courber et, quand il s'arrêta au milieu de la pièce, son visage se trouva à la hauteur de l'ampoule qui brillait sous le plafond. Il portait une veste de mouton retourné noire, des bottes en peau de renne. Du haut de sa taille, il observa la pièce, nota le désordre laissé par la beuverie de la veille mais ne dit rien, attendant que les deux Lev viennent à lui. Ce qu'ils firent, en lançant des salutations faussement décontractées, mais l'œil fuyant: «Salut, chef! Cinq minutes et on est prêts, commandant!» Le grand Lev paraissait presque petit. Le petit fut obligé de lever le bras pour serrer la main du pilote. L'homme les dévisagea en silence puis attrapa la bouteille de cognac vide. «Je vois que vous êtes prêts depuis hier, dit-il d'une voix basse, semblable à l'embrayage d'un tout-terrain militaire par grand froid. Je vous préviens que si j'entends le moindre hoquet en vol, je vous fiche dehors avec vos pétards…»
La porte de la cuisine s'ouvrit, Valia entra tenant une grande bouilloire qui lâchait un filet de vapeur. Je me rappelai mon étonnement: «Quel homme pourrait lui faire l'amour?» Son corps sembla retrouver des proportions normales, la présence du pilote la rendait féminine, séduisante même. «Tu mangeras quelque chose?» lui demanda-t-elle. Il sourit, l'air un peu bourru: «Non, on n'a pas le temps, ils ont annoncé du vent pour la fin de la journée… Donne juste un peu de saumure à ces deux poivrots, sinon ils vont salir l'appareil et la moitié de l'Arctique…» Il secoua la bouteille de cognac et bougonna toujours en souriant: «Et maintenant, voilà qu'ils se soûlent à la gnôle d'importation! Aristocrates…»
Le petit Lev intervint alors, cherchant la conciliation, une main dirigée vers moi: «Tu sais, chef, cette bouteille, c'est notre camarade de Moscou qui nous l'a apportée. C'est du cognac, mais c'est pas fort du tout! D'ailleurs, s'il pouvait venir avec nous ce matin, il est journaliste…» La dernière phrase était dite d'une voix décroissante et se perdit dans un bafouillerent final.
Le pilote se tourna vers moi, m'enveloppa d'un regard dur mais sans hostilité. «Le cama-rade moscovite…, murmura-t-il. Vous les faites boire et eux, après, ils se feront péter le cul au lieu de faire sauter la montagne…» Il s'inclina pour passer dans la cuisine et ajouta, déjà pardessus son épaule comme pour une affaire réglée: «Quant à partir avec nous, désolé, je ne fais pas de visites guidées.»
Le grand Lev lui emboîta le pas, en évitant mon regard. Le petit m'adressa une grimace contrite, les bras écartés dans un geste d'impuissance.
Je sortis. Le jour venait de se lever: une grisaille cendrée permettait de distinguer la ligne des montagnes et, à mes pieds, un arbre nain tendait vers le ciel ses fines branches tordues faisant penser à des fils barbelés. Dans la pénombre, l'hélicoptère brassait une lente voltige de flocons. J'étais à une heure de vol du but de mon périple. Depuis Paris j'avais franchi plus de onze mille kilomètres. L'endroit où reposait l'avion de Jacques Dorme se trouvait là, quelque part au milieu de cette chaîne glacée. Je sentis le froid (moins trente-cinq? moins quarante? comme la veille…) me herser le visage, fendiller la vue par des facettes de larmes. Je compris soudain que voir cet endroit était essentiel, que la curiosité d'écrivain n'y était pour rien, que la vie m'avait, secrètement, mené vers ce lieu et que j'aurais vécu autrement sans l'avoir vu.
La porte grinça. Les deux Lev sortirent, chargés de caisses, se dirigèrent vers l'hélicoptère. J'entendis la voix de Valia. Le pilote s'arrêta sur le seuil. Je l'abordai maladroitement, en lui barrant la route: «Écoutez, je pourrais peut-être vous…» Je vis l'expression de ses yeux, je ne terminai pas ma phrase («vous payer?»). Il me donna une tape sur l'épaule et conseilla sur un ton plutôt amical: «Je serais vous, j'irais vite au village, il n'y aura pas d'autre tracteur jusqu'au soir…»