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Alexandra termina son récit quand nous prenions le chemin du retour. Le soir tombait déjà sur la steppe. Elle parla de son voyage vers les anciens aérodromes de l'Alsib, abandonnés pour la plupart après la guerre, de ce pic au sud de la chaîne Tcherski, trois rochers en faisceaux que les habitants appelaient «Trident» et qu'elle n'avait pas réussi à atteindre.

Je marchais à côté d'elle sur l'herbe sèche dont l'ondoiement infini hypnotisait l'œil par l'alternance, sous le vent, du mauve et de l'or. Les détails de son voyage marquaient mon souvenir (ce qui m'aiderait, un quart de siècle plus tard, à retrouver les lieux dont elle m'avait parlé), mais l'étonnement que j'éprouvais fut provoqué par autre chose. De toute sa taille, un homme qui m'était inconnu une semaine auparavant se dressait en face de moi. Jacques Dorme dont je percevais le destin comme un tout vivant et lumineux.

Chaque regard sur les hommes et le monde possède sa part de vérité. Celui de l'adolescent de treize ans marchant dans la steppe de la Volga n'était pas moins vrai que mon jugement d'adulte. Il avait même un avantage certain, ne connaissant pas l'analyse, la fouille psychologique, la rhétorique sentimentale, il opérait par entités, par blocs.

Tel était Jacques Dorme qui avait surgi devant moi dans le feu du couchant. Un homme taillé dans la matière même de sa patrie, cette France que j'avais découverte grâce à mes lectures et mes conversations avec Alexandra. Il rassemblait en lui les traits qui me rappelaient «le plus beau et le plus pur soldat de la vieille France», et le guerrier du «Dernier carré», et l'empereur banni qui revenait sur le sol natal à bord du Hollandais volant, et les «quatre gentilshommes de la Guienne». Le grain de cette substance humaine était même encore plus subtil, je discernais non pas les personnages et leurs gestes mais plutôt le dense halo de leur vie. L'esprit de leurs engagements terrestres. Leur âme.

Les preuves de la justesse d'une telle vision n'existaient pas. Ma certitude me suffisait. Elle, et aussi cette photo qu'Alexandra me montra quand nous rentrâmes. Un rectangle aux bords jaunis mais gardant la netteté tranchante du noir et blanc. Une vingtaine de pilotes, vêtus de leur veste en mouton retourné, chaussés de lourdes bottes en peau de renne. Des aviateurs américains reconnaissables à leur habillement plus léger, plus élégant, plus «pilote de cinéma». Quelques civils aussi, des officiels en manteaux sombres. La photo avait été prise probablement après une cérémonie car on voyait dans un coin du cliché le reflet métallique d'un orchestre militaire. Les hymnes soviétique et américain venaient sans doute d'être joués… Guidé par Alexandra, je retrouvai Jacques Dorme. Il ne se distinguait des autres ni par son physique ni par ses vêtements (la même veste trois-quarts, les mêmes bottes). D'ailleurs j'aurais pu le reconnaître sans l'aide d'Alexandra. Parmi les pilotes qui commençaient à quitter leurs rangs, après un garde-à-vous imposé par les hymnes, lui seul restait encore immobile, le visage empreint d'une certaine gravité, le regard porté au loin. On eût dit qu'il entendait un chant inaudible pour les autres, un hymne que l'orchestre aurait oublié de jouer.

Je mis quelque temps à comprendre que la solitude de Jacques Dorme entouré pourtant d'une foule de gens le rapprochait du vieux géant que j'avais vu devant un monument aux morts, ce général français qui avait interrompu son discours et laissé son regard se perdre dans l'immensité de la steppe.

Le lendemain soir, je quittai la maison d'Alexandra. Il me fallait revenir à l'orphelinat à moitié vidé de son passé, me préparer à une nouvelle vie. Monté dans un train de banlieue bondé, je réussis une seconde à distinguer Alexandra sur le quai envahi par les estivants. Elle ne me voyait pas, ses yeux parcouraient avec anxiété la rangée des fenêtres. D'une main hésitante, elle adressait un salut d'adieu à celui qu'elle ne trouvait pas parmi tous ces visages. Elle me sembla à la fois rajeunie et comme désarmée. Je pensai à un autre départ, à ce convoi qui en mai 1942 emmenait Jacques Dorme vers l'est.

La vie de cette femme m'apparut soudain comme une lourde accusation. Ou, du moins, comme un dur reproche, un reproche muet fait à ce pays qui avait si cruellement ravagé sa vie. Un pays qui avait happé une toute jeune femme et qui rejetait à présent, sur ce quai sale, une vieille dame désemparée, perdue au milieu des visages bronzés. Pour la première fois de ma vie, je crus que ce reproche me visait, moi aussi, que j étais aussi, d'une façon difficile à formuler, responsable de cette vieille existence solitaire, réduite au grand dénuement, oubliée dans une bâtisse hors d'âge, dans une bourgade embrochée sur des rails, aux abords des steppes désertes. Après tout ce qu'elle avait fait, donné, souffert pour ce pays… Les gens qui m'entouraient dans le train, serrés les uns contre les autres, chargés de cageots de légumes qu'ils ramenaient de leurs potagers, avaient des mines placides, teintées d'un bonheur routinier, naturel. «Ce bonheur simple qu'elle n'a jamais eu», pensai-je en les observant. Non pas une quelconque félicité, non, une simple et heureuse routine des jours, une vie en famille, dans l'agréable et prévisible ronde des petits faits de l'existence.

C'est depuis ce soir-là que je me mettrais à réinventer sa vie, comme si, la rêvant autre, j'avais pu expier le mal que mon pays lui avait fait. L'habitude que nous avions à l'orphelinat de refaire le destin de nos pères déchus m'aiderait beaucoup. Il aurait suffi de peu pour que son mari ne fut pas fusillé (combien de fois j'avais entendu parler de ces condamnés miraculés de l'époque stalinienne), pour qu'ils aient eu des enfants, pour qu'elle vive non pas dans cette vieille maison noire mais là, par exemple: je regardais une belle façade aux balcons encadrés de jolies moulures. Elle aurait fait ses lectures non pas au jeune barbare que j'étais mais a un enfant fin et sensible, à son petit-fils, et aussi à sa petite-fille peut-être, deux enfants qui l'auraient écoutée, les yeux grands ouverts.

La réalité balayait souvent ces rêveries. Mais j'y tenais beaucoup, me disant qu'au moin, dans cette vie renaissante, je pourrais rendre à Alexandra son vrai prénom. Et sa langue aussi qui, parfois, quand elle me parlait en français, perdait un mot, une expression qu'elle recherchait désespérément, avec un léger signe de détresse dans le regard. Il ne s'agissait pas, je le devinais, d'un oubli banal ou d'une défaillance de sa mémoire vieillissante. Non, il s'agissait d'une perte absolue, de la disparition de tout un monde, sa patrie, qui s'effaçait, mot par mot, au fond des steppes enneigées où elle n'avait personne à qui s'adresser dans sa langue.

VII

Arrivé dans la ville natale de Jacques Dorme, je n'éprouvai pas de dépaysement. A Paris, j'avais vécu dans la rue Myrha qui traverse la bousculade africaine de Barbés. J'avais logé aussi à Aubervilliers, puis à la périphérie de Montreuil, plus tard à Belleville où j'avais fini par ne plus remarquer l'étrangeté de ce nouveau pays.

Cette petite ville du Nord était bien de ce pays-là.

Sa mairie, sur une place très proprette, ressemblait aux vieilles Parisiennes qu'on croisait parfois aux environs de Barbés: survivantes d'une autre époque, habillées et coiffées avec soin, elles trottinaient, intrépides, à travers le mélange humain des continents broyés…

L'îlot protégé de la mairie était d'ailleurs réduit. La rue principale, belle au début, s'essoufflait rapidement, s'effritait dans des façades râpeuses, aux fenêtres bouchées de parpaings. La vitrine d'une confiserie était criblée d'une multitude d'impacts colmatés avec du contreplaqué. Une affichette annonçait: «Fer mé pour cause de ras le bol!» Je consultai mon plan, tournai à gauche.

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