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En descendant la rue du Bac, je me disais que, pour sortir de l'enfantine équation entre le réel et l'imaginaire, il fallait probablement noter juste ces instants tout simples de la présence humaine. Le regard du vieux Koutouzov devant une fenêtre ouverte sur le ciel de septembre… Rien d'autre.

Je savais d'avance qu'il serait impossible de retoucher le destin de Jacques Dorme. Le rendre plus «littéraire»? À quoi bon? Impossible aussi de s'en prendre au personnage du général, celui pour qui, d'après le pilote, «le ciel allait jouer plus que tout le reste». Ces paroles m'avaient été rapportées telles quelles, dans leur isolement de fait vécu. Ce général français n'était qu'une vague silhouette évoquée dans une conversation plus ou moins fortuite, dans une nuit sauvée de l'oubli grâce à un collier d'ambre rompu. Pourquoi eût-il fallu le raconter autrement?

Je sacrifiai donc ces deux hommes, resserrai le récit, tout en pensant, non sans remords, à ces portraits de groupe, à l'époque stalinienne, sur lesquels les visages des dirigeants fusillés disparaissaient sous le pinceau des spécialistes.

Peine perdue car le texte fut néanmoins refusé, puis accepté ailleurs, publié, eut beaucoup de succès, m'exposa à une gloire passagère et à une haine étonnamment bien plus tenace («Croyez-vous que ces métèques vont nous apprendre à écrire en français?» se demandait un critique parisien), enfin m'abandonna à un nouvel anonymat, infiniment plus agréable que le précédent puisque sans illusions.

Il y eut toutefois, vers la fin de ce tourbillon, une rencontre indirectement liée aux deux personnages sacrifiés. Cette soirée de mai à Canberra, l'automne australien, un débat avec mes lecteurs (leur irrésistible envie de savoir ce qui est «vrai» et ce qui est fictif dans le livre), puis la conversation avec cet homme d'une trentaine d'années, l'attaché culturel qui, pendant le dîner, a le tact de ne pas prendre le relais des lecteurs, comme le font d'habitude les gens des ambassades, il me laisse souffler, parle également très peu de lui et c'est seulement après le dîner, quand nous nous retrouvons sous le ciel si étrangement constellé, qu'il raconte, très simplement, le jour de la mort du général (il est son arrière-petit-neveu, porte son nom, mais il ne peut pas supposer ce que ce nom signifie dans ma vie). D'ailleurs, il n'a pas vu grand-chose, ce jour-là, il était trop jeune. Un blindé de l'infanterie, la tourelle enlevée, qui transportait le cercueil jusqu'à la petite église, une cérémonie sobre… A l'école, l'institutrice leur demanderait d'écrire ce qu'ils pensaient du défunt.

Il parle sans aucune volonté de frapper mon imagination, reconnaît qu'enfant il n'a retenu que des détails, souvent de peu d'importance. Je sens que mon récit pourrait rejoindre le sien mais qu'il faudrait, pour cela, revenir à l'adolescent qui écoutait l'histoire du collier brisé et du pilote survolant l'infini des glaces, l'adolescent qui a vu ce général français au milieu des steppes par-delà la Volga. Un instant, je suis sur le point de l'avouer, lui aussi semble deviner ce passé en moi… Puis nous constatons tous les deux la beauté de la Croix du Sud, particulièrement superbe en cette nuit d'automne, et nous nous quittons.

II

De cette adolescence, il reste un début de matinée devant la porte entrebâillée de l'infirmerie. Je suis là, la main déjà prête à frapper, déjà je vois la femme assise à l'intérieur quand, soudain, ce geste: la femme serre son sein gauche et le masse comme si elle avait mal au cœur ou tout simplement voulait rajuster un soutien-gorge trop étroit pour ce grand sein. Je frappe, j'entre. Elle m'examine, se met à laver la vilaine écorchure qui raye ma cuisse. C'est une jeune femme aux cheveux légèrement roux, aux gestes lents. Je reste debout, je la domine, c'est très étrange de voir une femme adulte ainsi, de voir son visage incliné, ses yeux qui semblent résignés. Quand elle lève le regard, il y a entre nous un aveu de complicité. Je quitte le cabinet, ne parvenant pas à démêler chez celle qui m'a soigné la mère et la femme. Les deux sont intensément inconnues et désirées.

Je me suis blessé en essayant de retenir sur une pente détrempée la benne à ordures de l'orphelinat. Chaque matin, un surveillant surgit à l'entrée du dortoir et, une liste de noms à la main, annonce la corvée. Deux noms et, en réponse, un sourd bafouillement de jurons.

Cette fois, mon compagnon était un adolescent méprisé par nous tous, non pas pour sa faiblesse, ce qui aurait été logique dans le monde clos de l'orphelinat où seule la force comptait, mais pour son côté paysan. On le surnommait d'ailleurs «Village» tant il avait l'air campagnard avec ses chaussures toujours embourbées et sa manière de gratter sa tête rasée… Sans lui adresser la parole, j'ai saisi l'une des poignées de la benne et nous nous sommes mis à pousser ce grand bac d'acier sur un chemin de terre, dans le noir pluvieux d'une matinée d'automne. Soudain, cette voix derrière nous: «Attendez, prenez encore ça!» Sur le seuil de la porte du service se tenait la bibliothécaire, deux grandes boîtes de carton posées à ses pieds. «Vous les laisserez à la chaufferie…» Village est allé les chercher, les a posées sur le couvercle de la benne, a fait mine de reprendre la route. Mais aussitôt que la porte eut claqué, il s'est arrêté, m'a lancé un clin d'œil et s'est emparé d'une des boîtes. «Il y a peut-être là-dedans des trucs à bouffer», s'est-il justifié. Je le croyais veule, incapable d'imagination… Avec une large pièce de cinq kopecks aiguisée en lame (les surveillants poursuivaient impitoyablement les détenteurs de couteaux), il a tranché les ficelles, fait craquer les rabats du carton… «Salope! Rien que des bouquins… Attends, et l'autre?» C'était la même chose. Des brochures comportant toutes, sur la couverture, la photo que nous n'avons eu aucune peine à reconnaître. La physionomie ronde et plate, le crâne chauve: Khrouchtchev, renversé un an auparavant. Ses portraits avaient disparu, depuis, des façades de la ville, et à présent, comme l'écho retardataire des événements de Moscou, ce «Discours au Congrès» qu'on retirait des bibliothèques de province.

Le chauffagiste assis devant la bouche incandescente d'un poêle a accepté les cartons sans émotion. Il a ouvert le premier, émis un petit rire plutôt triste et s'est mis à jeter, une à une, les brochures dans le feu. «Ah, Nikita, ils ont été plus malins que toi, hein? commenta-t-il en regardant l'autodafé. Et maintenant, ceux qui n'ont pas été réhabilités peuvent toujours courir…» Puis, se souvenant de nous: «Allez, dépêchez-vous, jeunesse, on a déjà sonné…»

Sur le chemin du retour, Village m'a demandé de l'attendre et s'est glissé dans la broussaille qui recouvrait les berges. J'ai fait quelques pas Pour m'écarter de la puanteur de la benne. En haut d'une côte s'alignaient les fenêtres de l'orphelinat: éteintes dans les dortoirs, éclairées dans les salles de classe. On distinguait même les silhouettes des professeurs devant le tableau. Le seul avantage de la corvée des ordures, c'était ces quelques minutes de retard tolérées.

«Ceux qui n'ont pas été réhabilités…» Le mythe le plus partagé, le plus jalousement chéri par les élèves était précisément celui-là: le père-héros, injustement condamné, est enfin réhabilité, il revient, il entre dans la classe, interrompt le cours et provoque une extase muette chez l'enseignante et les camarades. Un bel officier dont la vareuse est blindée de médailles. Il y avait également des variantes avec des pères explorateurs polaires, des pères morts au combat, des capitaines de sous-marins. Pourtant le retour du réhabilité primait les autres légendes car il correspondait davantage à la vérité. L'établissement avait la spécificité d'abriter les enfants des hommes et des femmes qui s'étaient illustrés pendant la dernière guerre mais, par la suite, s'étaient rendus indignes de leurs exploits. Telle était en tout cas la version qu'on nous communiquait, tantôt avec assez de tact, il faut le reconnaître, tantôt avec la hargne d'un surveillant en colère: «Tel père, tel fils»…

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