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«Ils bossent bien, ces canaris!» Village venait de surgir de l'obscurité et pointait le doigt vers les fenêtres où l'on apercevait les têtes des élèves. «Des canaris dans une cage», a-t-il ajouté avec un léger dédain. Nous nous sommes remis en marche. Je ne pouvais pas comprendre alors tout ce que cachaient les paroles du chauffagiste (nous avions onze, douze ans, Village devait en avoir quatorze car il avait redoublé au moins deux fois), mais j'ai saisi l'essentiel: une autre époque commençait, rendant nos rêves plus que jamais irréalistes. Le bel officier réhabilité resterait à jamais derrière la porte de la classe, ne se décidant pas à la pousser.

Ces réflexions m'ont rendu distrait et quand nous prenions notre élan pour hisser la benne dans une montée, j'ai dérapé et me suis retrouvé par terre, une cuisse entaillée par l'acier rouillé. «Veinard! Tu es bon pour la journée, a constaté Village en palpant la déchirure. File vite voir l'infirmière!»

Il y a eu donc cette journée de repos, mais surtout le souvenir obsédant de la femme soulevant son sein gauche et de ma présence à quelques centimètres de cette femme, dans l'intimité d'un secret volé.

L'amour rend vulnérable. Ceux qui, deux jours plus tard, m'ont attaqué avaient sans doute senti en moi la faiblesse d'un amoureux. Tous les rapports dans l'orphelinat étaient réglés Par des lignes de force tendues à l'extrême. Il fallait à tout prix tenir son rang dans la hiérarchie des forts et des moins forts. Exactement comme dans une prison ou dans la pègre. Je ne faisais pas partie des quelques jeunes chefs de bande, ni des plus faibles. D'ailleurs, on n'agressait pas n'importe comment, car même le plus chétif serrait peut-être, entre ses doigts, une grosse pièce de cinq kopecks aiguisée en lame de rasoir.

Pendant une récréation (je regardais les arbres nus derrière une vitre et me disais que l'infirmière devait les voir aussi de sa fenêtre), un coup d'épaule m'a poussé vers le mur et fait autour de moi un vide dans la foule des élèves qui s'écartaient. C'était un petit chef entouré de sa garde. Son visage, comme souvent chez les Méridionaux, avait déjà une texture d'homme et connaissait toutes les petites grimaces de la virilité, toutes les mimiques d'un jeune mâle qui se sait beau. Quelques injures, pour amorcer la bagarre, suivies d'esclaffements de la bande. Enfin, mêlée aux petits crachotements des miettes de tabac collées à sa lèvre, cette phrase où sa supériorité trouvait son dernier mot, méprisant et presque langoureux:

«Mais tout le monde sait que ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…»

Tous les codes venaient d'être bafoués. On s'injuriait et on se battait souvent, mais on ne touchait jamais à la légende des pères héros. Je me suis jeté vers lui qui tournait déjà le dos, laissant à ses sbires le soin de régler mon cas. D'autres se sont joints à eux, excités par la force collective, heureux de monter en grade dans l'ordre des castes subitement chamboulé.

L'apparition d'un professeur, au bout du couloir, m'a libéré. Je me suis remis debout, pressé d'arranger ma chemise à laquelle plusieurs boutons manquaient, d'essuyer mon nez qui saignait. Les agresseurs et les agressés étaient, chez nous, punis sans distinction.

Dans les toilettes, le visage renversé sous le jet glacé d'un robinet, j'ai repris peu à peu mes esprits. En attendant que le sang s'arrête de couler, j'ai même eu le temps de réfléchir à cette attaque qui mettait en danger toutes nos légendes. «Ton père fusillé comme un chien…» Bien sûr, ce petit caïd qui rodait sa virilité n'en savait rien. Ou plutôt il savait que cette version valait pour chacun de nos pères: héros déchus qui avaient sombré dans la boisson, dans le crime ou, pire encore, dans la contestation et qui terminaient leurs jours dans un camp ou sous les balles d'un garde perché sur son mirador. Il l'avait dit tout haut mais, depuis un Moment déjà, nous étions tous conscients que le mythe héroïque se fissurait. Et même sans avoir écouté le vieux chauffagiste qui brûlait Khrouchtchev, les élèves devinaient que le temps où l'on pouvait encore espérer prenait fin. C'était le milieu des années soixante (novembre 1965, plus exactement). Peu informés, nous ignorions le nom de «dégel», et pourtant nous étions, au sens propre, les enfants du Dégel. Et c'est grâce à cet homme chauve et rondouillard dont on brûlait les livres que nous vivions dans le relatif confort d'un orphelinat et non pas derrière les barbelés d'une colonie de rééducation.

Je comprenais tout cela très confusément, à l'époque. Un pressentiment, une angoisse vague partagée avec les autres. Et aussi une sorte de soulagement: ce n'était pas mon air amoureux qui provoquait l'agressivité des autres. Tout simplement notre petit monde commençait à s'écrouler et l'un des premiers éclats venait de me frapper au visage.

Un roman pourrait imaginer maintes nuances à cette journée, de la douleur de cette journée, inventer des jours qui l'ont précédée et suivie. Mon souvenir n'en a gardé que la silhouette d'un adolescent, debout contre le mur, le nez pointé vers le haut et pincé entre le pouce et l'index. Les petites fenêtres sales des toilettes donnent sur une rangée d'arbres nus, la boucle d'une rivière, un chemin boueux. L'adolescent sourit. Il vient de penser que s'il n'avait eu qu'un simple saignement, il aurait pu se présenter à l'infirmerie, entrer, demander à être soigné… Comme dans la scène mille fois rêvée. Mais son nez est hideusement tuméfié (l'exhiber devant la femme à la blouse blanche? Jamais!). Une autre fois, peut-être. Le sang, la douleur lui semblent soudain merveilleusement liés à la promesse d'amour. Il desserre la pince de ses doigts, s'essuie le visage, tend l'oreille. Derrière la porte, le silence d'un long couloir vide. Là-bas, réunis par classes, ces jeunes qui peuvent encore vivre dans leurs mensonges héroïques. Lui vient de perdre le droit de rêver. La vérité a le goût du sang qu'il recrache dans le lavabo et la beauté poignante des premiers flocons qu'il aperçoit soudain derrière la vitre. La perfection blanche et stellaire avalée par la boue grasse des ornières.

***

Dans la fragile vérité du souvenir, il y a aussi cette soirée d'automne, cette pièce éclairée par une vieille lampe de table à l'abat-jour bleu-vert, cette femme aux cheveux argentés qui recoud les boutons de ma chemise, nos deux tasses de thé, un livre à la couverture cartonnée, aux coins de cuir usés, dans lequel je viens de lire une phrase dont je me souviendrai encore (je ne le sais pas pour l'instant) trente ans après: «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis, sur les bords de la Meuse, et quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en était venu tout jeune à Paris, l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»

La femme se lève, me verse du thé chaud, ajoute une bûche dans le petit poêle en fer à l'angle de la pièce. Je relis la phrase, je la connais déjà presque par cœur. Penser à ce guerrier d'antan rend moins douloureuse la moquerie qui inlassablement me brûle de son acide: «Ton père abattu comme un chien…»

Tout serait différent dans une histoire imaginée. Marqué d'un inutile exotisme: cette maison aux murs recouverts de lattes noires, d'un aspect lugubre à la nuit tombante, une pièce perdue dans l'entassement des appartements et l'obscurité des escaliers, une femme aux origines mystérieuses, ce vieux livre français…

Pourtant, je ne trouvais rien d'insolite à cette soirée de novembre. J'étais venu comme chaque samedi soir en quittant l'orphelinat pour passer vingt-quatre heures chez Alexandra: la chance de ceux d'entre nous qui avaient quelque tante improbable prête à les accueillir. Pour moi c'était cette femme qui avait jadis connu mes parents. Une étrangère? Certes, mais ses origines s'étaient depuis longtemps estompées sous la durée et la dureté de sa vie russe, sous les ruines de la guerre d'où les survivants sortaient coupés de leur passé, de leurs proches, d'eux-mêmes tels qu'ils avaient été avant. Et puis, dans cette grande maison en bois, vivait aussi une famille d'Allemands de la Volga, une Coréenne hors d'âge (victime d'un de ces déplacements de populations dont Staline avait la manie) et dans une longue pièce étroite du rez-de-chaussée, un Tatar de Crimée, Youssouf, le menuisier, qui un jour avait dit à celle qui m'accueillait, à cette femme née près de Paris: «Tu sais, Choura, vous autres, les Russes…» Le prénom français avait aussi subi une lente russification, devenant d'abord Choura, puis glissant vers le diminutif affectueux de Sacha, enfin revenant au nom plein d'Alexandra qui n'avait rien à voir avec son vrai prénom.

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