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Seuls ces livres qu'elle m'avait peu à peu appris à lire trahissaient encore son indiscernable francité. «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis…»

La manière romanesque d'évoquer cet apprentissage enchaînerait sans doute des surprises juvéniles pour raconter une éducation française. Mais en réalité, le plus surprenant était le naturel avec lequel, en arrivant dans la grande maison en bois, je montais ses escaliers sombres, poussais la porte d'Alexandra, posais mon sac sur une chaise. Je connaissais vaguement l'histoire de la maison: un certain Vénédikt Samoï-lov faisant, avant la Révolution, le commerce de la laine avec l'Asie centrale avait construit ce qui était au début du siècle un petit manoir de bois clair, en fut expulsé, disparut en laissant une riche bibliothèque vite décimée par des poêles voraces que les nouveaux habitants installaient dans des pièces de plus en plus délabrées. Pendant la guerre, la maison située dans une bourgade proche de Stalingrad avait été incendiée par une bombe, avait perdu l'une de ses ailes et exhibait encore du temps de mon enfance un large pan de mur carbonisé.

La vérité de la mémoire oblige à reconnaître que je ne m'étonnais ni de ces rondins noircis, ni de l'extrême pauvreté des logements. Je ne remarquais pas non plus leur exotisme de caravansérail. Je montais l'escalier, humant avec plaisir des odeurs que seule la vie de famille peut produire, un mélange de cuisine et de lessive, je croisais les habitants, content de me sentir leur égal, car libéré de mon existence embrigadée, j'entrais chez Alexandra (le goût du bon thé était perceptible déjà dans l'obscurité glacée de l'escalier) et j'avais l'impression de rentrer définitivement, de revenir dans une maison qui m'attendait et que je n'aurais pas à quitter le lendemain. J'étais enfin chez moi.

Depuis, dans ma vie d'adulte, je n'ai jamais pu retrouver la même sensation de permanence…

Durant ces visites, j'avais certainement reçu une éducation française. Mais une éducation sans système, sans préméditation. Un livre laissé ouvert sur le coin d'une table, un mot russe dont Alexandra me révélait le passé français…

Le sentiment d'être enfin chez moi se mêlait imperceptiblement à cette langue étrangère que j'apprenais. L'alliage devenait si intense que, bien des années plus tard, le français évoquerait toujours pour moi un lieu et un temps semblables à l'atmosphère d'une maison d'enfance que je n'avais jamais connue.

Elle avait commencé à m'apprendre sa langue car, dans le dénuement de notre vie d'alors, c'était la dernière richesse qui lui restait et qu'elle pouvait partager. Une soirée, de temps à autre, me donnant l'illusion d'une vie en famille, et cette langue. Il y avait eu probablement le premier déclic, un mot, un récit, l'éveil d'une curiosité, je ne m'en souviens plus. Je me rappelle cependant très bien le jour où j'avais pénétré dans une petite pièce coupée du reste de la maison par l'incendie du printemps 1942. Depuis vingt ans, ce réduit sous les toits demeurait inaccessible, condamné par les grosses planches que les habitants avaient clouées à la place du mur éventré. La porte de cette cham-brette s'ouvrait sur le dehors, sur le vide à l'endroit de l'aile effondrée. Pour l'atteindre, j'étais passé par la fenêtre du palier. L'acrobatie n'était pas sans risque puisque je devais m'accrocher à l'éclat d'une poutre, poser mon pied sur la plinthe d'un plancher disparu et, me collant de tout mon corps au bois calciné, attraper la poignée. A l'intérieur, j'avais découvert les restes de la bibliothèque de Samoïlov, des piles de livres abîmés par le feu, l'âge et les pluies. Des livres étrangers surtout, inutiles pour les habitants et sauvés des poêles grâce à l'isolement de cette pièce. J'en avais rapporté quelques-uns de mon expédition périlleuse. Alexandra m'avait grondé (j'avais à peine sept ans), puis m'avait montré ses livres à elle. Provenaient-ils aussi de la bibliothèque dévastée ou d'un passé plus lointain? Je ne sais pas. Seul cet instant me revient aujourd'hui: je m'aplatis contre les rondins noirs, je tends la main vers la poignée et, soudain, je vois mon reflet dans un miroir au cadre d'étain accroché au mur, je comprends que le vide au bord duquel je glisse a été autrefois une pièce habitée, j'ai le temps de fixer mon visage, une seconde de ma vie, l'extrême singularité de cette seconde, le ciel où plane une neige très lente, presque immobile.

Mon éducation française ressemblait à l'effort d'un paléontologue qui reconstitue un monde évanoui à partir d'un ossement. L'enfermement dans lequel vivait alors notre pays faisait de l'univers français un paysage aussi mystérieux que celui du crétacé ou du carbonifère. Chaque roman sur les rayonnages d'Alexandra devenait le vestige d'une civilisation disparue, voire extraterrestre, un fossile, une goutte d'ambre avec, en guise d'insecte emprisonné, un personnage, une française, un ville quartier de Paris.

Dans les années qui suivirent, Alexandra me fit lire des classiques, mais c'est grâce à la petite pièce condamnée que mon impression d'explorer fut la plus vive. J'y retrouvai beaucoup de livres français, certains rongés par l'humidité et devenus illisibles, quelques-uns imprimés dans l'orthographe ancienne avec ce «oit» de l'imparfait qui m'avait au début dérouté. Dans l'un de ces volumes abandonnés je découvris une anecdote qui me marqua (j'ai longtemps été honteux de l'avouer) plus que certains romanciers de renom. Il s'agissait de l'actrice Madeleine Bro-hant, célèbre en son temps, mais qui vivait ses dernières années dans une grande gêne, logeant au quatrième étage d'un immeuble vétuste de la rue de Rivoli. L'un des rares amis qui lui restaient fidèles se plaignit un jour, en soufflant, de la fatigante ascension. «Mais mon cher, répondit la comédienne, je n'ai plus que cet escalier pour faire encore palpiter les cœurs!» Les alexandrins les plus brillants, les romans les plus ingénieux ne m'apprendraient jamais davantage sur la nature de la francité que cette parole d'une douce amertume dont il me semble encore percevoir l'ondoiement vocal.

Y avait-il quelque logique dans cet apprentissage? Une œuvre de fiction pourrait facilement en imaginer les étapes, les progrès, les acquis. Mon souvenir n'a gardé qu'une poignée d'instants ou d'illuminations sans lien apparent. La réponse de Madeleine Brohant, et aussi cette journée dans la vie agitée et frondeuse de la duchesse de Longeville. Assoiffée, l'aventurière se jette sur un verre d'eau qu'on lui apporte, boit et déclare dans un voluptueux soupir: «Quel regret que ce ne soit pas un péché!»

Donc, il y avait quand même un lien entre ces éclats que la mémoire avait préservés. L'art du mot ou du bon mot, le culte du sens détourné, le jeu verbal qui rendait le réel moins définitif et les jugements moins prévisibles. A l'époque, la vie russe résonnait encore d'échos staliniens: «ennemi du Peuple», «traître à la Patrie» n'étaient pas vraiment hors d'usage. D'ailleurs, à l'orphelinat, malgré nos rêveries héroïques, nous savions que nos pères étaient désignés précisément par ces titres-là. Les mots, coulés dans le moule de la propagande, avaient une dureté d'acier, une pesanteur de fonte. En brûlant les brochures de Khrouchtchev, le vieux chauffagiste avait marmonné le mot de «volontarisme» (accusation officielle qu'il avait dû entendre à la radio et qu'il articulait mal, comme le nom compliqué d'une maladie honteuse). Nous n'en savions pas la signification mais éprouvions une obscure admiration pour la puissance de ce «isme» qui venait de jeter à terre le premier homme du pays et obligeait nos professeurs à éluder certains passages de nos manuels.

Inconsciemment peut-être je mettais en paralléle cette langue d'acier et la légèreté du verre d'eau devenant péché sur les lèvres de la duchesse de Longeville, la douceur aérienne d'un pénible escalier qui faisait battre les cœurs. Des mots qui tuaient et des mots qui, employés d'une certaine façon, libéraient.

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