C'est durant ce vol que pour la première fois Jacques Dorme se vit étranger dans le pays où il était né.
Il ne reconnut pas tout de suite l'homme en cuir noir. D'ailleurs celui-ci ressemblait très peu au petit inquisiteur qui avait tué Witold. Encore moins au deuxième, le gros hystérique qui ordonnait le décollage d'un avion surchargé. Ces deux-là sévissaient quand la guerre semblait perdue, ils avaient plus peur que les soldats qu'ils menaçaient. L'homme que Jacques Dorme vit en décembre 1944 avait déjà l'assurance d'un vainqueur. Il était petit et maigre comme le premier, mais son manteau de cuir était doublé d'une épaisse fourrure. Il en secoua les revers quand un peu de givre tomba d'une hélice dont il voulait connaître, personne ne comprenait pourquoi, les caractéristiques. Sa curiosité déconcertait. Les pilotes avaient l'impression de subir un interrogatoire dont les questions trop simples n'étaient qu'un moyen de confondre l'interrogé. Parfois il souriait et Jacques Dorme remarqua qu'au même instant le sourire disparaissait des visages.
L'homme inspectait les avions, posait ses étranges questions qu'on aurait jugées stupides si elles n'avaient pas eu de double fond, n'écoutait jamais jusqu'au bout, souriait. Tout le monde comprenait qu'il était venu parce que la guerre allait prendre fin et qu'à Moscou on avait besoin de rappeler qui était le maître. Pourtant les pilotes ne pouvaient pas encore deviner que bientôt les Américains qui livraient ces innombrables Douglas, Boeing et Aircobra allaient redevenir des ennemis et que tous ceux qui avaient participé à ce pont aérien seraient suspects. L'homme en cuir noir était là pour repérer déjà les égarés, prévenir la contagion idéologique.
À la fin de son inspection, il convoqua les responsables de la base et les «leaders» des escadrilles. Il parla du relâchement de la discipline communiste, de la baisse de la vigilance de classe mais surtout fustigea les graves erreurs dans l'organisation des vols. «Le commandement a toléré une anarchie totale, martela-t-il. Les bombardiers volaient dans les mêmes groupes que les chasseurs et les avions de transport. Je vous engage à mettre fin à ce désordre. Les chasseurs doivent voler avec les chasseurs, et les bombardiers…»
Les pilotes se jetaient des coups d'oeil furtifs, se frottaient le front. On espérait secrètement que l'homme en cuir se mettrait soudain à rire et annoncerait sur le ton d'une blague: «Je vous ai eus, hein!» Mais sa voix restait accusatrice et métallique. Quand il parla des itinéraires de vols incorrectement tracés, un des pilotes intervint, avec retard, comme s'il lui avait fallu du temps pour se décider: «Mais, camarade inspecteur, un Boston a des moyens de liaison beaucoup Plus…» Il voulait dire qu'un bombardier était mieux équipé en moyens de navigation qu'un chasseur. L'homme en cuir baissa la voix, chuchota presque et c'est ce chuintement menaçant qui coupa la parole au pilote mieux que n'aurait fait un cri: «Je vois, camarade lieutenant, que les contacts avec le monde capitaliste vous ont été bien utiles…»
Durant quelques secondes de silence pesant, on n'entendit que le fouettement du blizzard qui s'acharnait contre les vitres et le grincement du gravier que les prisonniers déversaient sur une piste. Très physiquement, par la peau, Jacques Dorme sentit la fragilité de la frontière qui séparait, dans ce pays, un homme libre, ce lieutenant qui se taisait en regardant ses grandes mains posées sur la table, et ces prisonniers qui avaient pour toute identité un numéro cousu à leur veste ouatée.
«Eh bien, pour ces contacts, on verra après la victoire, reprit l'inspecteur. Mais à présent, il faut remettre de l'ordre dans cette pagaille. Voici la carte qui vous indique les itinéraires les plus directs entre les aérodromes. Désormais vous passerez par Zyrianka et non par Seïmtchan. Des centaines de kilomètres de gagnés et une économie de carburant conséquente. Je me demande pourquoi les chefs d'escadrille n'y ont pas pensé avant. À moins que le trajet plus long ne leur ait été conseillé par les représentants américains…»
Personne ne dit rien cette fois. Sur la carte, d'un trait droit, avec une application scolaire, était tracée une ligne partant de l'Alaska et traversant la Sibérie. Dans sa logique géométrique elle passait plus près de Zyrianka, un des aérodromes auxiliaires, très au nord du trajet habituel. Une piste d'urgence, plutôt, prévue pour les jours où celles de Seïmtchan disparaissaient sous les tempêtes de neige. Le crayon de l'homme en cuir avait rayé les terribles chaînes de montagnes Tcherski, des déserts arctiques, des contrées encore plus inexplorées que les régions survolées par l'itinéraire de l'Alsib… Restés seuls, les pilotes regardèrent longuement cette carte avec la ligne têtue du crayon. Son absurdité était trop claire pour en parler. «La ligne du Parti…», murmura le lieutenant qui était intervenu tout à l'heure.
Ils savaient que l'inspecteur ne pouvait pas rentrer à Moscou sans rendre compte des agissements hostiles qu'il avait débusqués, des erreurs qu'il avait redressées. Tout le pays fonctionnait ainsi, en dénonçant, en fustigeant, en battant des records et dépassant les plans. Et même à la Sûreté d'État à laquelle appartenait l'inspecteur («La Guépéou…», pensa Jacques Dorme) il fallait dépasser les plans, arrêter plus de personnes que le mois précédent, fusiller plus que les collègues…
Ils discutèrent brièvement de la composition des vols pour le lendemain puis allèrent dormir Dehors, dans le noir de la nuit polaire, les prisonniers continuaient à creuser la terre gelée d'une nouvelle piste.
Après une heure de vol, Jacques Dorme transmit ce message au groupe d'avions qu'il guidait: «Suivez le deuxième. L'atterrissage à Z. est impossible. Direction S.» La veille, dans la nuit, il avait réussi à convaincre les gens de son escadrille que la meilleure solution était d'aller, comme d'habitude, à Seïmtchan. Lui seul irait à Zyrianka d'où il appellerait la base. L'inspecteur qui partirait le lendemain n'aurait pas le temps de faire une enquête.
Il fit un lent virage à droite et, dans la pénombre cendrée qui signifiait le jour, vit les lueurs des Aircobra obliquer vers le sud.
Les minutes coulèrent, unissant peu à peu l'homme à sa machine, accordant les secousses de l'acier à la pulsation du sang. Le corps s'offrit à la vie mécanique, disparut dans la cadence du moteur qui, dans le dos du pilote, modulait de temps en temps la rumeur de ses vibrations. Le regard se perdait dans la grisaille de ce jour dont le soleil ne se lèverait pas, puis revenait vers le pointillé lumineux du tableau de bord. L'homme était très inclus dans le mouvement de cet habitacle volant et, en même temps, très absent. Ou plutôt présent dans un ailleurs, loin de ce ciel de cendre, de ces montagnes Tcherski qui commençaient à étager leurs déserts glacés. Un ailleurs fait d'une voix de femme, des silences d'une femme, du calme d'une maison, d'un temps où il se sentait de toujours. Ce temps se déployait à l'écart de ce qui se passait dans l'avion, autour de l'avion. La violence du vent obligeait à manœuvrer, l'engivrement empêchait la vue. À un moment, il fut évident que les pistes de Zyrianka étaient restées plus au nord-est et qu'il faudrait voler à une moindre altitude, au risque d'accrocher une crête, observer, se concentrer, ne pas céder à la panique. Ce lointain qu'il devinait en lui donnait la force de rester calme, d'éviter la vrille, cette malédiction des Aircobra, de ne pas vérifier à chaque instant le niveau du carburant. Ne pas se réduire à l'homme qui veut à tout prix sauver sa vie.
Il garderait la sensation de cet ailleurs jusqu'à la fin, jusqu'à la luminescence violette du feu boréal qui embraserait le ciel.
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