Le colonel Krymov est introuvable. Au poste de commandement, on hausse les épaules, son aide de camp leur conseille d'attendre. Ils décident de passer en revue toutes les maisons, peu nombreuses, où l'on voit de la lumière. La dernière à visiter est cette isba dont les vitres scintillent d'une lueur fuyante. Avant de frapper, ils s'approchent de la fenêtre, regardent. La pièce est éclairée par le rougeoiement du feu dans le grand poêle. Sur le lit, on voit se débattre un home nu, lourd qui semble être seul, il se laisse tomber de tout son long, rebondit, retombe. Soudain sa main plonge dans le creux du lit et en extrait un lourd sein de femme qu'il malaxe entre ses doigts. Le lit est très profond, très creusé par le poids des amants et le corps de la femme est noyé dans ce giron. L'homme s'abat, émerge, sa main repêche cette fois une cuisse large, rosie par le feu. C'est un lit à roulettes: à chaque assaut, il se déplace en avant puis, un peu moins, en arrière. Un manteau militaire semble assis, raide, sur une chaise.
Ils voient Krymov une heure après, au poste de commandement. Il leur indique le chemin à prendre demain et conseille de partir très tôt car «ici, ça va être joyeux». La dureté et la tristesse de sa voix surprennent Jacques Dorme. Joyeux… Il ne comprend pas. «Les limites de mon russe», se dit-il.
Il gèle très peu la nuit, la terre à l'angle d'un verger est légère. Quand la tombe est recouverte, Jacques Dorme enfonce une croix: deux bouts de planche serrés avec du fil de fer. «Finalement, tu as bien fait», soupire l'officier et il tire trois coups de feu dans le ciel avec son pistolet.
La pulsation de la vie toute neuve car sauvée de justesse l'empêchera de dormir. Surtout cette pensée: il ne pourra jamais expliquer à personne que la guerre, c'était tout cela aussi.
***
La guerre résonnait également dans la voix de son nouvel accompagnateur (Jacques Dorme finirait par croire que ses cornacs successifs ne savaient pas comment se débarrasser de lui). Ce lieutenant annonça avec un petit rire sec: «A propos, le régiment de Krymov… Haché menu. Pas un ne s'en est sorti. Du village, il ne reste plus une maison. Oui, un vrai hache-viande.» Le geste vint appuyer ses paroles.
Le lendemain, ils repassèrent dans ce village, repris entre-temps aux Allemands, et tombèrent sur un jeune télégraphiste mort, étalé sur la route, près du fil rompu par une explosion. Ses bras déchiquetés par les éclats, il avait serré les bouts du fil entre ses dents… Le lieutenant sembla étonné surtout par l'astuce du soldat.
Cette légèreté aussi, c'était la guerre.
Tout comme cette hallucination qui fit resurgir, le matin suivant, l'homme en cuir noir…
Ils arrivèrent au bout d'un champ enneigé, reconnurent l'aérodrome qu'ils cherchaient depuis quatre jours, et là, autour d'un lourd trimoteur, la scène de l'interrogatoire se répéta comme dans le songe fiévreux d'un blessé. Il y avait cet homme portant un long manteau de cuir noir, un homme plus grand et assez différent du premier mais son rôle était le même. Pistolet au poing, il tournait au milieu d'un groupe de militaires, vociférait des menaces accompagnées d'injures, indiquait l'avion, et de temps en temps donnait une tape sur le fuselage. Il sembla ne pas remarquer l'arrivée de Jacques Dorme et de son guide, le lieutenant.
«Je connais votre travail de sape! hurlait-il. Je vous ai pris la main dans le sac. Je sais que vous voulez saboter les décisions du Commandant suprême…» Mêlées aux jurons, ces accusations avaient, aux oreilles de Jacques Dorme, une résonance bizarre: le Commandant suprême, Staline, se retrouvant entre une «putain» et une «mère baisée»… Un militaire en combinaison de pilote intervint avec la voix d'un élève qui cherche à se justifier: «Mais, camarade inspec-teur, on ne peut pas charger le double de sa capacité…» Il y eut une nouvelle procession de «mères» et de «putains», suivie cette fois par le Parti: «Si le Parti a décidé que cet avion pouvait pendre trois tonnes c'est qu'il peut les prendre! Et celui qui s'oppose aux résolutions du Parti est un larbin fasciste et va être liquidé!» Le canon du pistolet pointa dans la joue de l'aviateur qui avala sa salive et souffla: «Je veux bien essayer encore une fois, mais…» L'homme en cuir baissa le pistolet: «Mais ce sera la dernière. Le Parti ne tolérera pas la présence d'agents fascistes dans les rangs de nos escadrilles.»
Le pilote et un autre militaire prirent place dans l'avion. Jacques Dorme avait l'impression de les suivre, d'imiter leurs gestes dans le cockpit, de voir le tableau de bord… Il avait reconnu l'avion au premier coup d'œil malgré l'état de l'appareil: c'était un Junkers 52, le même modèle qu'il avait piloté en Espagne. On avait enlevé la mitrailleuse, démonté la tourelle (peut-être pour pouvoir charger les fameuses trois tonnes décidées par le Parti…). Et la surface du fuselage et les ailes avaient été badigeonnées d'un bleu trouble.
La piste était suffisamment longue mais l'élan s'engagea, poussif, les cahots de la course rabattaient l'appareil contre le sol. Une centaine de mètres avant la bordure de congères, l'avion sursauta, dressa le nez, puis colla à la piste, entama un virage, se déporta vers la neige vierge. Le moteur se tut.
L'homme en cuir tira son pistolet et se mit à courir vers l'appareil. Tout le monde le suivit mais d'un pas entravé, ne sachant comment éviter la lâcheté de la participation. Le pilote était descendu et se tenait près de l'avion, le regard sur celui qui courait. Son camarade s'était caché derrière, faisant semblant d'examiner une hélice.
L'homme en cuir aboya, la gorge rayée par l'air froid et la colère: «Non seulement tu n'obéis pas aux ordres du Parti, mais tu as essayé de détruire le matériel de guerre. Et pour ça, vous passerez tous devant une cour martiale, et toi aussi!» Il se tourna vers un gradé qui restait à l'écart.
Le lieutenant intervint à ce moment-là, se présenta, présenta Jacques Dorme. L'homme en cuir les dévisagea avec morgue, puis s'écria sur un ton très aigu: «Mais qu'est-ce qu'il attend. Qu'il monte, qu'il prouve qu'il est pilote et non pas un espion qu'on a parachuté cette nuit!»
Jacques Dorme contourna l'avion, demanda à voir le chargement. Le pilote soupira, ouvrit la Porte, ils grimpèrent dans la carlingue obscure du Junkers. L'intérieur était occupé par de grandes caisses en bois remplies à ras bord de ferraille: épaisses dalles de fonte, chenilles de chars… Ce vol d'essai était sans doute prévu Pour mesurer la cargaison maximale. Ils descendirent. On entoura Jacques Dorme. Le silence était d'acier. On entendait les bourrasques siffler sur le tranchant des pales. «C'est faisable, affirma Jacques Dorme, mais j'aurai besoin d'une chose…»
L'homme en cuir eut une grimace de méfiance: «Quoi encore? Un moteur supplémentaire, peut-être?» Jacques Dorme secoua la tête: «Non, pas un moteur. Il me faudra deux morceaux de savon…»
Le rire explosa avec une telle violence qu'un vol de corbeaux s'arracha du toit d'un hangar et se jeta au-dessus des champs comme emporté par une tempête. Le lieutenant riait, plié en deux, le pilote le front contre le fuselage du Junkers, le gradé les poings serrés contre les yeux, les autres en pivotant, les jambes flageolantes, comme ivres. Une casquette roula sur la neige, des yeux pleuraient. L'homme en cuir s'agitait entre eux, donnait des coups de crosse dans les dos, sur les épaules… En vain, car ils riaient, se trouvant trop près de la mort. Quand, enfin, les spasmes se calmèrent, quand les militaires cessèrent de se savonner, par jeu, le cou et la poitrine, le rire s'empara de l'homme en cuir. Il n'y pouvait rien, forçait sa voix pour paraître menaçant, figeait les muscles de son visage, mais l'éruption faisait éclater ses lèvres serrées, déformait son masque de cire, il couinait. Les autres le regardaient en silence, la mine préoccupée, presque affligée. C'est probablement pour sauver la face qu'entre deux couinements il cria: «Apportez-lui ce qu'il demande!»