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En mars 1942, un avion qui venait livrer des armes dans les camps des partisans embarqua les deux pilotes. Ils se mirent à chanter de joie quand l'avion décolla. Jacques Dorme ne savait plus dans quelle langue il chantait.

Ils avaient imaginé la fin de leur périple ainsi: un aérodrome, une rangée de chasseurs, des mécaniciens qui s'affairent autour des appareils et un chef d'escadrille qui leur demande de montrer ce dont ils sont capables, avant de les engager.

Ce qui leur arrive n'est pas très éloigné de leur espoir. Il y a un terrain qui pourrait faire penser à un aérodrome mais il est vide, on voit juste la silhouette du bombardier russe Pe-2, sans train d'atterrissage, au fuselage criblé de trous. Quelques baraquements tiendraient lieu de hangars mais aucun mécanicien n'y travaille. Il y a en revanche le va-et-vient de soldats qui semblent préparer l'évacuation des lieux. Et les avions, on les entend dans le ciel, du côté de la ville. «Des Junkers 87, oui des stukas…», reconnaissent les pilotes. Ils sont enfermés dans un des hangars et essayent de ne pas interpréter cela comme un mauvais signe. La porte s'ouvre: encadré de deux soldats, apparaît celui qu'ils espéraient chef d'escadrille. C'est un homme petit, maigre, habillé de cuir noir, ceint d'un baudrier. Son manteau, ses bottes scintillent au soleil. Il ne les salue pas, annonce qu'on va les interroger séparément et dit aux gardes, en indiquant Witold: «Emmenez-le…»

Jacques Dorme suit l'action à travers une large fissure entre les planches du mur. Au milieu de la cour, on voit une table de bois, deux bancs. L'homme en cuir noir s'installe, Witold veut faire de même mais les soldats l'em-poignent, le retiennent debout. L'endroit se met soudain à ressembler à ces arrière-cours incertaines où l'on s'égare durant les mauvais songes. Il y a cette table, en plein soleil, au milieu de la neige piétinée. Les soldats qui transportent des caisses, des bidons d'essence, des marmites: ils traversent la cour sans prêter attention à l'interrogatoire, disparaissent de l'autre côté. Le hurlement des avions devient parfois assourdissant, puis s'interrompt et l'on entend alors la chute sonore des gouttes qui glissent du toit encore alourdi de glace. L'homme en cuir crie un ordre et le manège des porteurs s'arrête. On ne voit plus que la table de l'interrogatoire et ce camion militaire garé sous un arbre.

Quand le bruit des avions faiblit, Jacques Dorme saisit certains mots mais plus que les mots c'est la différence entre ces deux hommes qui compte, il le sent, c'est d'elle que dépend l'issue: ce pilote, grand, au visage ouvert, à la voix ferme et cet homme en noir, très soigné malgré la boue printanière et qui dévisage le Polonais sans cacher sa haine. A un moment, leurs voix montent. Pour couvrir la stridulation des stukas, se dit Jacques Dorme. Mais le ton continue à se durcir même dans le silence revenu. Il voit l'homme en cuir noir se lever, les deux poings sur la table. Witold crie en agitant les mains, les soldats lui pointent leurs mitrail-lettes dans les côtes. Jacques Dorme entend le nom de Staline que le Polonais crie avec un éclat de voix méprisant. L'homme en noir se relève de nouveau, sa bouche se tord, siffle plusieurs fois: «Chien d'espion…», et soudain, il se met à dégainer. Les secondes deviennent incroyablement longues. Witold et les deux soldats le regardent faire, immobiles. Jacques Dorme croit que cette fixité des regards dure au moins une minute. L'homme empoigne le pistolet, tout le monde a le temps de prendre conscience de ce qui se passe, Witold a le temps de lécher ses lèvres. Et le coup part, puis un autre.

Jacques Dorme comprend que cela est impossible. On ne tue pas un homme comme ça, sans jugement. C'est un coup à blanc, sans doute, pour faire peur. On ne peut pas tuer un homme devant cette table, sous ce soleil… Witold tombe. L'homme en cuir noir range son pistolet, les soldats tirent le corps dans la porte ouverte d'une baraque.

Se retrouvant sur le banc, Jacques Dorme a l'étrange sentiment qu'il n'a pas quitté son poste d'observation, derrière le mur du hangar, qu'il continue à observer la scène, qu'il y a tout simplement cet autre homme, lui, qui va maintenant parler pendant quelques minutes et ensuite mourir. Celui qui regarde par la fissure devrait faire quelque chose: se jeter sur le petit homme en cuir, lui arracher son pistolet, crier, alerter un commandant. L'homme répète sa question, un des soldats pousse le canon de sa mitraillette dans la nuque de Jacques Dorme, l'incitant à parler. Il répond, s'étonne de la correction mécanique de ce qu'il dit, se rend compte qu'il parle en russe et que c'est la première fois que cette langue lui est à ce point utile. Il a encore assez de sang-froid pour comprendre l'étrangeté de cette première fois. Pour comprendre que ses réponses n'écarteront pas ce qui l'attend et que cette connaissance du russe est la charge la plus lourde contre lui, contre cet «espion» parachuté par les Allemands et qui se fait passer, quelle fantaisie! pour un pilote français. Il croit surtout avoir reconnu l'homme en cuir, non pas lui, mais ce type d'hommes qu'il a découvert en Espagne. Des hommes en cuir noir. Les aviateurs russes, il s'en souvient, interrompaient leurs discussions quand l'un de ces hommes s'approchait, et Jacques Dorme ne parvenait pas à comprendre cette crainte chez des pilotes qu1 croisaient la mort dix fois par jour. Ils se raidissaient et donnaient pour toute explication une combinaison de lettres: la Guépéou ou encore le NKVD…

Le hurlement des avions en piqué efface les paroles. Ils se taisent l'un face à l'autre, les yeux dans les yeux. Subitement, Jacques Dorme devine que l'homme en cuir a très peur, que ces étroits yeux marron louchent de peur. Un avion passe au-dessus des hangars, plonge sur les fantassins qui, dans la rue voisine, préparent l'évacuation. Il y a des cris, le piétinement d'une foule. Jacques Dorme lève le regard, remarque l'encoche d'un autre avion et dans un ciblage machinal, immédiat, évalue l'angle, la distance, la vitesse d'approche… Il veut prévenir l'homme en cuir mais celui-ci court déjà, court lentement, embrouillé dans les pans raides de son manteau, la main serrant la gaine du revolver. Il devrait tomber, se jeter derrière un mur, sous ce banc où se glisse Jacques Dorme mais le stuka passe déjà, perce les oreilles de sa stridulation, mitraille.

Il y a toujours la même table au milieu de la cour, le même soleil, la glace qui fond en longues gouttes irisées. Et à présent, près du marchepied du camion, ce corps en cuir noir, recroquevillé, la tête éclatée retombée sur la poitrine. «L'homme qui voulait me tuer…», se dit Jacques Dorme sans saisir encore le sens de ses Paroles. «L'homme que j'ai voulu sauver…»

Il n'a pas le temps de prendre conscience de ce qui lui arrive. Un tout-terrain s'arrête dans la cour, l'officier qui les y a conduits ce matin descend, lui donne une tape sur l'épaule: «Alors, ça y est, il vous a contrôlés, notre chasseur d'espions?» Jacques Dorme, d'un coup de menton, lui montre le camion. L'officier lance un long sifflement, suivi d'une bordée de jurons. Il va voir le cadavre, s'incline, retire le pistolet et explique avec un clin d'œil: «Il a tué plus de Russes que d'Allemands avec ça. Seulement ne répète à personne ce que je te dis…» Jacques Dorme lui parle de Witold. Le même sifflement, un peu plus court, les mêmes jurons: «Pauvre Polack! Vraiment pas de chance… Non, on n'a pas le temps. Les Fritz vont être ici avant la nuit. Monte vite, on doit voir le colonel Krymov.» Jacques Dorme refuse, argumente. L'officier insiste, s'emporte, agite le pistolet qu'il vient de prendre au mort. Jacques Dorme sourit: «Vas-y, tire, il y en aura au moins un qui ne sera pas russe.» Ils finissent par charger le corps de Witold dans la voiture et partent en louvoyant entre les cratères de bombes et les carcasses des camions en feu.

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