«Je pense que, de toute façon, je n'aurais pas eu assez de carburant pour rentrer, je volais déjà très loin derrière la ligne du front. Je m'étais emballé…» Elle devine que dans l'obscurité il sourit. Comme pour s'excuser d'avoir parlé de sa victoire, de ses contorsions pour arracher son avion à la vrille, de son évanouissement. D'en avoir parlé tout près de ces wagons remplis de milliers de soldats qui oscillent au-dessus de la mort. Il sourit.
Si aimer a un commencement, ce dut être, pour Alexandra, ce léger sourire invisible dans l'obscurité.
***
Durant les mois de captivité, il revenait souvent, par la pensée, à ces jours de mai et de juin 1940 et, chaque fois, c'est l'abondance de ciel qui le frappait. Il n'y avait rien eu d'autre dans ces semaines de combats, aucun souvenir de ce qui se passait au sol, aucune rencontre dans les rues des villes, juste ce bleu, des archipels éclatés de nuages, un infini bleu d'où la terre avait disparu. Sa mémoire ne le trompait pas: avec plusieurs vols par jour, avec des sommeils brefs remplis de ces mêmes vols, il n'avait tout simplement pas le loisir de se retrouver souvent sur la terre ferme.
À présent, dans l'espace réduit du camp, la collante gravitation du sol pesait à la plante des pieds. Et la nuit, l'odeur de terre fraîche stagnait dans leur baraque, piquait les narines par son acidité humide. Ils étaient pourtant privilégiés, lui et les trois pilotes polonais avec qui il partageait cette bâtisse basse à côté de la ferme transformée en camp pour prisonniers de guerre. Il était passé par plusieurs autres endroits, d'abord en Allemagne, avant de se retrouver ici, à la frontière orientale de la Pologne écrasée. Tout le monde devinait qu'une autre guerre germait déjà. Ces pilotes emprisonnés pourraient être utiles. Les officiers allemands qui venaient de temps en temps en inspection leur faisaient comprendre qu'ils avaient tous désormais un ennemi commun et qu'entre gens civilisés il serait toujours possible de s'entendre. Ainsi avaient-ils droit à la même nourriture que les gardiens et à ce logis où, au lieu des bat-flanc, chacun disposait d'un lit. Ils allaient et venaient à travers le camp sans avoir besoin d'autorisation.
Au cours de ces flâneries, Jacques Dorme vit de l'autre côté de la route les baraques des prisonniers ordinaires et un jour, pour la première fois de sa vie, une exécution par pendaison: un des pendus était de très grande taille, ses orteils piquaient dans la terre comme la pointe d'une toupie, son corps fît plusieurs tours sur lui-même, avant de se relâcher… Jacques Dorme éprouva une vague honte, s'en voulant de ce statut d'aristocratie militaire dont jouissaient les pilotes.
C'est dans ce camp-là, derrière la route, qu'il aperçut durant l'été 1941 une longue colonne de soldats russes et sut ainsi que cette autre guerre que tout le monde attendait venait d'éclater.
Une nuit, l'odeur terreuse qui le poursuivait fut insupportable. Il se leva, traversa la pièce dans le noir, voulut pousser la porte et, soudain, derrière l'empilement de vieilles caisses aperçut une lueur, puis la silhouette d'un des Polonais. L'odeur venait de là. Il s'approcha. Les hommes, se voyant pris en flagrant délit, ne cachèrent plus rien. À l'angle de la maison, s'ouvrait dans le sol une trouée. Une tête y apparut, des yeux clignèrent dans le halo d'une allumette. Les Polonais se regardèrent. Sans échanger un mot, comme si tout simplement son tour était venu, Jacques Dorme se mit à enlever avec eux la terre de l'excavation.
Ils s'évadèrent par une nuit de déluge, au début de l'automne. Les gardes n'osaient pas mettre le nez dehors, les projecteurs ressemblaient aux lumières glauques d'un bathyscaphe, les odeurs, les traces des pas fondaient dans la boue. L'un des pilotes, Witold, connaissait bien la région. Le lendemain, ils arrivèrent au village où ils restèrent deux jours, cachés dans la cave d'un paysan. C'est lui qui les avertit qu'une bat-tue était organisée pour retrouver les fuyards. Ils eurent le temps de se sauver mais, en s'enga-geant dans la forêt, se disputèrent: Witold voulait continuer vers l'est, les deux autres proposaient de tourner sur place, d'attendre, de se préparer à l'hiver. Jacques Dorme suivit Witold et c'est ainsi qu'après plusieurs nuits de marche ils traversèrent, sans s'en être d'abord aperçus, la frontière russe et se retrouvèrent dans cet univers instable et trompeur qu'est l'arrière d'une guerre.
Ils tombaient sur des villages aux vergers lourds de fruits mais dont les rues étaient habitées de cadavres, comme ce hameau-là, dans la région de Kiev, où une dizaine de femmes fusillées semblaient se reposer après une journée de récolte. Ils contournaient les villes – dans la nuit, il leur arriva d'entendre des chansons allemandes, des voix avinées. Un jour, ils se retrouvèrent à l'intérieur d'un territoire encerclé, croisèrent des unités russes mais n'essayèrent pas d'aller à leur rencontre: ce n'était plus une armée mais des débris humains qui se collaient les uns aux autres, se repoussaient dans la boue, s'arrachaient la nourriture, tombaient, tués par les officiers pressés d'arrêter la fuite, les tuaient pour se frayer un passage. Il y avait au milieu de cette coulée désordonnée des îlots étonnamment stables, des détachements qui, isolés, sans espoir d'aide, creusaient des abris, rassemblaient des armes, préparaient la défense.
Quand le nœud coulant se resserra et que toutes les directions devinrent pareillement mauvaises, ils se cachèrent parmi les morts d'un champ de bataille. Les régiments allemands passaient à quelques mètres d'eux, le son d'un harmonica ricanait parfois dans un souffle de vent, mais il y avait tant de corps étendus à travers la plaine, dans les tranchées, derrière les rondins éclatés d'une fortification qu'il eût fallu toute une armée pour débusquer ces deux vivants: ce grand Polonais roux allongé dans un cratère d'obus, ce Français brun dont les yeux mi-clos épiaient le passage des camions. La nuit, pour oublier le froissement des ailes qui battaient sans arrêt au-dessus des cadavres, ils parlèrent longuement, dans le mélange habituel de mots polonais, russes, allemands, français. Ils s'étonnaient tous les deux de voir les Allemands engagés si profondément déjà au cœur de la Russie. «S'ils continuent comme ça, jugea Witold, avant l'été ils couperont la Volga et, pour les Russes, la Volga c'est comme…» Du tranchant de sa main il se raya le cou, à la carotide. Ils se dirent aussi que depuis des semaines on ne voyait plus aucun avion russe dans le ciel.
Au début de l'hiver, ils furent arrêtés puis adoptes par un groupe de partisans qui vivaient dans un camp retranché au milieu des forêts et des marécages. Passé le temps de la méfiance, on accepta leur participation et Jacques Dorme découvrit cette guerre invisible, enfouie sous l'humus, une lutte souvent maladroite car menée par des vieux paysans armés d'antiques fusils mais qui, à la longue, épuisait l'ennemi plus que ne l'auraient fait des attaques régulières. Il constata aussi que dans cette guerre-là on se vouait une haine infiniment plus puissante que celle qu'il avait éprouvée dans le ciel. Un jour, ils réussirent à chasser les Allemands d'un village et retrouvèrent, à une croisée de rue, cette foule nue de femmes et d'enfants, debout sous la neige: des corps transformés, sous un jet d'eau, en une gerbe glacée. C'était sans doute la réponse à ce qu'on voyait parfois le long des routes: un soldat allemand, déshabillé, en statue de glace, lui aussi, et dont le bras soulevé et figé indiquait la direction marquée sur un écriteau suspendu à son cou: «Berlin». Ou bien l'idée venait-elle de l'occupant? Jacques Dorme vit le regard du paysan qui avait reconnu sa femme dans le groupe transformé en glace et comprit que cette question ici n'avait plus de sens.