Il débarqua trop tard en Espagne (mon désir de le voir à la tête d'une brigade internationale serait vain). En janvier 1939, deux mois avant la chute de Madrid. Avait-il espéré se battre contre l'aviation franquiste et les chasseurs allemands, conduire un Dewoitine ou un Potez qu'il avait pilotés en France? La réalité, en tout cas, fut autre. Il ne se battit pas, mais emmena les débris des batailles perdues: des armes, des blessés, des morts. Et il vola non pas sur un fringant avion de chasse mais sur un lourd trimoteur de transport Junkers 52, pris aux nazis.
Il avait certainement rêvé de combats aériens et de petites étoiles marquées sur le flanc du cockpit, décompte des victoires. La souffrance des foules en déroute, cette ingénieuse multiplicité de souffrances qu'invente la guerre, lui donna une idée plus humble de son travail de pilote: déplacer les gens de l'endroit où l'on souffrait beaucoup vers un lieu où l'on souffrirait moins.
Il finit même par se réconcilier avec son avion boche. Au début, il se persuadait que bien le connaître pouvait être utile pour savoir, en cas de guerre avec l'Allemagne, mieux abattre les appareils de ce modèle. Plus tard, la fidélité patiente de la machine réchauffa leurs rapports d'une amitié presque humaine, bougonne et indulgente dans les moments difficiles. «Je 1'ai rééduqué…», disait-il aux pilotes russes qu'il croisait souvent et qui lui avaient appris quelques bribes de leur langue. Il ne pouvait pas encore deviner l'importance que prendraient, un jour, ces deux détails somme toute insignifiants: la connaissance de ce vieux Junkers et la capacité de dire une dizaine de phrases en russe.
Il apprit aussi que les souvenirs de guerre guettaient surtout à l'orée du sommeil où ils tissaient, pour un pilote, des cieux encombrés de poutres d'acier, de bouts de câbles, de branchages dans lesquels l'avion se frayait un passage tortueux, insupportablement lent. Il se réveillait souvent, étouffé dans ces écheveaux. Et le jour, c'est le vide qui le surprenait. Cette ruelle déserte à Port-Vendres, à quelques heures des derniers coups de feu, à quelques kilomètres des villes bombardées et des foules hurlantes, cette fenêtre ouverte d'un rez-de-chaussée, une femme qui repasse du linge, sa fille qui, de la rue, tend une poupée et la pose sur l'appui de la fenêtre, le chuintement doux de l'eau sous le fer, la vapeur qui a le goût poignant d'une vie heureuse. Il lui faudrait plusieurs mois pour s'habituer à ces béances de bonheur et de routine, les pièges de l'oubli.
À Paris, il essaya de peupler ce vide par la volubile excitation du cinéma, alla voir tous les derniers films et remarqua, à une séance, cette spectatrice qui pleurait: sur l'écran, l'héroïne sanglotait, le visage intact levé au-dessus d'une lettre. Il ne suivit plus l'intrigue, se souvint des rues de Barcelone, d'une mère hagarde avec un enfant mort dans ses bras… En sortant, il s'amusa à observer une jeune blonde qui, derrière la vitre d'un bureau, parlait au téléphone, la tête défigurée par un masque à gaz. C'était amusant et aussi troublant pour lui, car la jeune femme ressemblait beaucoup à sa fiancée. Il venait de recevoir une lettre de rupture: elle lui reprochait son engagement en Espagne, son absence qu'elle ne voulait plus supporter et qu'elle appelait «ton penchant pour le vagabondage». Il sourit, avec aigreur. Derrière la vitre un homme rajustait le masque sur la tête de la femme blonde qui tournait vers lui son museau de tapir. Non, c'était plutôt amusant. Il se promit de le raconter aux siens qu'il devait revoir au début du mois de septembre.
Le jour de son arrivée dans la maison familial fut celui où l'on déclara la guerre. Son frère de seize ans cachait mal sa joie: il rêvait de devenîr capitaine de bateau. Jacques Dorme l'entendit même s'écrier: «Pourvu que ça dure un peu!» Il ne dit rien, sachant que pour craindre et haïr vraiment la guerre il fallait l'avoir faite. Au moment du départ, sa mère prononça presque les mêmes paroles, sans doute, que celles qu'elle avait adressées à son mari, en 1914. Le portrait du père était toujours au même endroit, au salon, mais à présent cet homme photographié un an avant son départ au front paraissait à Jacques Dorme étonnamment jeune. Et il était réellement plus jeune que son fils.
Il se rappela l'épisode de la blonde au masque à gaz durant cette nuit sans sommeil, à Stalingrad, au mois de mai 1942, le raconta à la femme qu'il venait de rencontrer au milieu des trains. Ils rirent en imaginant le genre de grognement qu'un amoureux pouvait entendre à l'autre bout du fil. Et dans un bref vertige, il revit tout ce qui le séparait de cette journée parisienne, tout ce qui en moins de deux ans l'avait rendu autre, toute cette épaisseur de vie et de mort qui s'était engouffrée en lui. Une journée d'août à Paris, à la sortie d'un cinéma et, à présent, cette grande maison en bois à moitié détruite par une explosion, cette femme inconnue et soudain si proche, cette bourgade derrière la Volga, le terrible spasme d'un pays qui s'apprête à se battre pour sa survie, et le calme infini de ces minutes, de cette étoile dans la cassure du mur, de la senteur des grappes blanches qui respirent dans le noir. Et ce vertige à la pensée de ce qui l'a amené jusqu'à cet endroit.
Il s'efforcerait de le dire, cette nuit, dans le désordre des souvenirs, des oublis, des aveux inattendus pour lui-même. De temps à autre, un silence tomberait, ils se regarderaient, unis par la conscience de l'extrême faiblesse des mots.
Les silences cachaient aussi sa réticence à avouer qu'il avait plus d'une fois joué sa vie. Il parla de «serpentins enflammés» pour décrire les rafales traçantes dans les nuits de combats aériens en mai-juin 1940. Il venait de dire que les pilotes de son escadrille s'étaient battus à un contre cinq et se reprit aussitôt, craignant le ton de bravade, évoqua ces bouts de serpentins brûlants dans lesquels la chasse allemande les emmêlait. Comme par une nuit de bal…
Son dernier combat, Jacques Dorme le raconta aussi en quelques mots, surtout pour faire comprendre que sa présence ici, dans cette gare de triage, dans cette ville russe, tenait finalement à sa résolution teigneuse de rattraper un bombardier allemand, ce Heinkel vidé de ses deux tonnes de mort et qui revenait vers sa base comme on rentre du travail. Par un bel après-midi de juin… L'avantage de la vitesse qu'avait son Bloch sur l'Allemand était minime, il savait que la poursuite prendrait du temps. Il lui restait peu de munitions: il faudrait s'approcher prudemment, en évitant les nombreuses mitrailleuses du bombardier, manœuvrer à coup sûr, tirer sans compter sur une seconde chance. Il mit une heure interminable à compresser la distance, à affiner l'angle d'attaque et, à la fin, semblait connaître de longue date celui qui pilotait le Heinkel, deviner les pensées de l'homme derrière le reflet du cockpit… Il l'abattit en gardant cet étrange sentiment de lien personnel qui d'habitude n'avait pas le temps de se former dans la fièvre des rapides duels des chasseurs. A la satisfaction de la tâche accomplie s'ajouta cette idée à peine formulée: la vie de ce pilote et des hommes d'équipage, les ultimes secondes de leur vie… Il fut attaqué à ce moment-là, comme dans un cinglant rappel à l'ordre. Interdit de rêvasser! La transparence de la vitre s'irisa sous des coulées d'huile giclant en éventail, le vent siffla dans cette coquille éclatée, le contour d'un Messerschmitt se dessina lentement, dans une abrupte plongée verticale. Il réussit à se poser sur le fuselage, perdit connaissance, se réveilla prisonnier.
Le récit de ce dernier combat est interrompu par le passage d'un convoi qui cadence sourdement sa lourdeur, dans le noir. Un convoi vers l'est. Jacques Dorme se tait et ils restent tous les deux à écouter l'essoufflement du bruit et, d'un wagon à l'autre, un râle de douleur, un cri, une réponse injurieuse à ce cri. La fraîcheur de l'air se mêle avec la lie saumâtre des blessures.