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Tout à coup je vis ce qu'il y avait d'extraordinaire.

Ma première impression fut la plus invraisemblable et cependant la plus exacte. «Les Lilliputiens conduisent Gulliver capturé…» L'homme qui marchait au milieu du groupe dépassait les autres d'au moins une tête. Ou plutôt on voyait sa tête et ses épaules au-dessus du va-et-vient des visages qui l'entouraient. Je cherchai l'éclat des galons de général, une casquette à insigne comme je l'imaginais d'après l'uniforme des généraux de notre armée. Mais le géant qui, dès le premier instant, fut au centre de la cérémonie, portait un complet sombre sans aucune allusion hiérarchique. Il y avait peut-être juste dans sa démarche, dans sa façon un peu raide de poser ses pieds sur le sol, dans le port ferme de son corps, quelque chose de militaire. D'ailleurs, je constatais à mesure qu'il s'approchait que ce n'était pas sa taille exceptionnelle qui le plaçait au centre mais sa manière de modeler l'espace autour de lui.

Je voyais déjà son visage dont l'expression rappelait celle d'un vieil éléphant sage et désabusé, ses paupières qui se soulevaient lentement pour laisser percer le regard d'une vivacité surprenante. Tout près de moi, j'entendis soudain quelqu'un murmurer avec une crainte admirative: «T'as vu son nez?» Ce puissant relief fascinait dans la contrée des steppes où prévalaient les faces planes d'Asie. Mais le chuchotement enthousiaste voulait dire en fait autre chose: la venue d'un homme pareil ne pouvait pas ne pas provoquer un coup d'éclat.

Et ce coup d'éclat arriva. Du groupe des notables de la ville se détacha un homme à la physionomie banale d'un chef de kolkhoze et il marcha vers le vieux géant qui venait de s'arrêter avec son entourage au milieu du terrain. Malgré notre garde-à-vous, je perçus comme un léger craquement des vertèbres: tous les cous se tendirent vers l'incroyable spectacle.

Car le chef du kolkhoze, ou celui qui lui ressemblait, portait, en le tenant par les ouïes, un énorme esturgeon. Il donnait plutôt l'impression de danser avec le monstrueux poisson dont la gueule pointait dans son visage et dont la queue essayait de s'enrouler autour de ses mollets. Le poids de la bête obligeait le danseur à rejeter son corps en arrière et à marcher d'un pas saccadé comme dans un étrange tango chaloupé. Il s'approchait déjà du géant. Tout le monde retint son souffle.

Encore à quelques pas de distance, une illusion d'optique se produisit. L'esturgeon se mit à rétrécir, à paraître moins long, moins lourd. Enfin quand le cadeau se retrouva entre les mains de l'hôte, le corps argenté du poisson sembla presque efflanqué. Il fut montré à l'assistance comme un beau trophée de pêche, soulevé sans effort apparent. Les applaudissements saluèrent la force souriante du géant. Un dirigeant venu de Moscou s'avança alors vers le micro et se mit à parler, l'œil fixé sur les feuillets dactylographiés.

Je ne voyais ni l'orateur ni la foule des notables. Je venais de deviner le vrai secret du grand vieil homme. À l'instant, après avoir confié le poisson à l'un de ses aides, il avait profité du bruit de l'ovation et avec une adresse de prestidigitateur, tout en opinant de la tête aux paroles que sa suite lui adressait et qu'il n'écoutait pas, il avait glissé sa main droite dans la poche de sa veste, avait sorti un mouchoir et essuyé rapidement les bouts de ses doigts sans doute collants de la glu de l'esturgeon. J'étais peut-être seul à avoir remarqué son geste et ce détail recueilli m'avait donné la sensation de pénétrer son mystère: sa solitude. Il était entouré, acclamé, il se prêtait de bonne grâce à tous ces jeux diplomatiques, il acceptait même ce monstre gluant et savait, d'instinct, pendant combien de secondes il fallait exhiber le cadeau avant de le passer à son aide de camp. Il était très présent. Et pourtant très à l'écart, dans une grande solitude songeuse.

Maintenant, il était en train d'écouter le discours, une oreille approchée de la bouche de l'interprète obligé de se dresser sur la pointe des pieds. Plus les paroles devenaient pompeuses, plus son visage semblait lointain. De temps en temps, sous ses paupières épaisses, un regard brillait et, telle une balle traçante, visait l'attroupement des notables, atteignait les rangs de chemisettes blanches, frappait l'orateur. À un moment, ses yeux se posèrent sur notre carré, ses sourcils s'élevèrent légèrement comme dans une supposition dont il eût voulu avoir la confirmation. Mais déjà l'orateur pliait ses feuilles sous les applaudissements disciplinés de l'assistance. Le vieux géant, d'un pas mesuré, la tête inclinée dans un geste de concentration, se porta vers le micro qu'un technicien rehaussa rapidement. Il ne sortit aucune feuille et parmi le fonctionnaires du Parti il y eut alors un petit tourbillon d'anxiété: les paroles improvisées étaient par essence subversives.

Il parla. Et j'eus la certitude d'être seul à comprendre la langue qu'il fit entendre. C'était celle que j'avais crue morte. Le français.

L'impression d'être son unique auditeur n'était pas, somme toute, fausse. Les notables étaient incapables d'écouter les discours non écrits. L'entourage du géant croyait savoir d'avance ce qui allait se dire. Les jeunes figurants au foulard rouge percevaient la musique, belle et puissante, parfois même un peu rugissante de ses phrases, mais pas leur sens. Les interprètes veillaient à la syntaxe.

Il disait ce qu'il fallait dire dans une cérémonie pareille, à l'ombre pesante d'un monument en béton, sur le sol chargé d'acier et de dépouilles de guerriers. Mais, initié à son secret, je croyais entendre une voix silencieuse, dissimulée derrière l'ample cadence de son discours. Il parlait des milliers de héros mais la voix cachée rappelait non pas ces milliers sans nom ni visage mais celui qui gisait peut-être sous nos pieds. Il évoquait la reconnaissance des peuples mais une amertume perceptible laissait deviner qu'il savait combien un peuple peut se montrer ingrat pour ceux qui lui font don de leur vie…

À un moment, il se produisit un bref mouvement dans sa suite. Une bouche chuchotant à un oreille, un regard consultant discrètement la montre… Les diplomates venaient de s'apercevoir, sans doute, qu'on était en retard sur le prograrnme de la visite. En orateur aguerri, le géant ignora ce dérangement, tourna juste un peu la tété en direction du conciliabule, un sourcil arqué comme pour dire: «Silence dans les rangs!» La vue de ces gens dans leurs costumes élégants l'agaça. Le rythme de ses paroles ne changea pas. C'est sa voix silencieuse qui me devint soudain encore plus audible, affleurant à ses lèvres. «Regardez-les, ces bureaucrates! Ils comptent déjà le temps avant la ripaille. Et savent-ils combien de temps il fallait à une compagnie pour s'emparer de cette colline? Et combien d'hommes il fallait coucher pour la tenir? Savez-vous combien d'éternités dure chaque seconde quand on s'arrache à la terre et que l'on se jette sous le feu?»

Il se tut soudain. Quelqu'un pensa à la fin du discours. Deux ou trois claquements de mains retentirent avec hésitation. Puis tout le monde se figea, le regard rivé à cet homme au milieu de la place. Son immobilité faisait de lui une haute pierre levée, indifférente à l'agitation humaine. Dans ce silence tombé, nous sembla-t-il, du ciel, on entendit le grand souffle du vent chaud qui parcourait la plaine.

Pendant quelques instants, le vieux géant porta sa vue au loin, au-delà de nos têtes, au-delà du bâtiment inachevé qu'on avait voulu lui cacher, au-delà de la Volga, dans l'infinie solitude des steppes. Et je crus qu'il voyait même la croix faite de deux branches de bouleau, au-dessus d'une tombe inconnue.

Cette minute de silence (en réalité, six ou sept secondes) était très probablement involontaire mais elle changea le sens de la cérémonie. Le géant s'éveilla et, dans un accord final plus rocailleux que les paroles précédentes, il parla de la victoire, de l'honneur, de la patrie. Il souleva ses bras et nos cœurs suivirent le mouvement. Les applaudissements, pour la première fois peut-être lors d'une telle cérémonie, étaient sincères.

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