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JLT – Pour ce qui est du XIXème siècle, des écrivains comme Mallarmé vous ont-ils marqué?

AM – Mallarmé me paraissait assez obscur et impénétrable. Je ne vais pas jouer aux cuistres et serai donc franc. Sa poésie m'est restée hermétique. Je suis sans doute injuste. Il faut être tolérant dans toutes les matières, dans tous les domaines, sauf en littérature. En littérature, il faut être intolérant. Si un livre ou un auteur vous plaît, il faut le dire clairement et ne pas avoir peur d'afficher ses idées. Dès que notre oreille n'est pas accordée à un code, il faut le reconnaître. C'est ce que je fais, quitte à être injuste comme je le suis maintenant avec Mallarmé.

JLT – Pensez-vous que vous deviez une partie de vos deux prix simultanés, obtenus en 1995, au contexte politico-culturel de l'époque?

AM – Non. Les deux faits étaient tout de même déjà très éloignés. En 1995, les événements liés à Gorbatchev, aux dissidents, à la perestroïka ne pouvaient plus avoir aucune influence. Par ailleurs, pour la petite histoire, le roman a été publié au début du mois de septembre. A cette époque de l'année, toutes les listes des ouvrages sélectionnés pour les prix littéraires étaient déjà pratiquement constituées. En somme, les inscriptions était closes. [rires]. Au départ, mon éditeur avait hésité à publier le Testament français en septembre ou en décembre et s'en était remis à ma décision: pourquoi ne pas le publier en septembre, ai-je alors répondu [rires], puisque le texte est prêt. En quelques jours, ce roman qui n'était pas prévu pour rentrer dans la mêlée des prix littéraires, s'est retrouvé sur la liste des prétendants. Tout s'est décidé au dernier moment. Je ne crois donc pas que l'obtention du prix Goncourt soit due à des réflexions aux contenus idéologiques de la part du jury.

JLT – Vous êtes né en pleine guerre froide dans ce qui s'appelait jadis l'URSS. Comment jugez-vous le phénomène de la mondialisation qui s'accentue de manière exponentielle depuis environ dix ans et notamment depuis la chute de l'Empire soviétique?

AM – Il y a deux choses: le monde s'élargit et nous n'y pouvons rien. Il est désormais très facile de pouvoir téléphoner en Australie ou vice-versa, de se lier très facilement et se contacter dans le monde entier, même si ces rapports restent dans le même temps superficiels. Nous nous déplaçons soi-disant beaucoup plus qu'auparavant. Mais, en définitive, grâce à l'ordinateur, nous pouvons justement ne plus nous déplacer. La mondialisation est donc à double tranchant. Selon moi, nous sommes aujourd'hui beaucoup plus sédentaires, dans certains domaines et dans le même temps, nous avons cette illusion de bougeotte permanente. C'est le mirage de la communication. Par ailleurs, la vitesse, la vitesse, la vitesse augmente. Certains côtés sont bons; d'autres sont plus discutables, comme la concentration des capitaux et surtout – Marx l'avait prévue – l'aliénation de l'homme. L'homme devient une marchandise. C'est très visible. Regardez Loft Story. C'est tout de même effarant!

JL – L'écrivain devient-il lui aussi une marchandise aujourd'hui?

AM – Les écrivains résistent. Ils doivent être astucieux et aller à la télévision, recevoir les journalistes, [rires] pour leur expliquer qu'il ne faut rien simplifier mais briser images et clichés. Les écrivains doivent avoir la possibilité de pousser leurs coups de gueule. C'est très important. A la télévision, je retourne toujours les arguments des journalistes contre eux-mêmes. Pourquoi ne pas se servir de l'outil proposé?

JLT – Vous êtes né en Russie et pourtant vous écrivez en français. Pensez-vous que le fait d'écrire des œuvres littéraires dans une autre langue que la sienne soit un avantage pour explorer et interroger le langage?

AM – Je n'aime pas du tout l'œuvre de Sartre, mais il avait, à mon sens, une idée très juste sur la question. Selon lui, nous parlons dans notre langue maternelle, mais nous écrivons tous dans une langue étrangère. Même ces questions que vous avez formulées par écrit, si je vous avais demandé de me les formuler oralement sans papier, vous auriez ponctué votre discours de " quoi ", " oui ", " mais " et bien d'autres choses. Une écriture aussi simple, propre aux questions d'une interview, témoigne déjà d'un effort d'écriture. Ce n'est pas votre langue habituelle. Elle est préfabriquée, stylisée. Pensez donc maintenant au roman que vous pourriez écrire sur Jules César, par exemple: il y aura là une stylisation formidable. Vous ne vous reconnaîtrez même pas dans ce roman-là. Même chose pour le Testament français. J'utilise une langue grammaticalement, lexicologiquement, morphologiquement étrangère. Mais il en serait de même en russe. Il y a dans cette langue, ainsi qu'en français, des variantes proustiennes, balzaciennes, flaubertiennes. Ce sont des langues à part entière, avec leurs syntaxes et leurs modules linguistiques, qui sont d'ailleurs souvent contraires à notre esprit. Vous acceptez une langue mais vous ne pouvez pas pénétrer dans la langue de Mallarmé.

JLT – Certains écrivains français contemporains ont souvent fait un complexe d'infériorité par rapport à toute la masse littéraire antérieure – les balzac, les flaubert, etc… – Ne pas écrire dans votre langue maternelle vous a-t-il évité d'éprouver le même sentiment par rapport aux monuments littéraires russes, comme Dostoïevski ou Tolstoï?

AM – Oui. Vous avez raison. C'est très fin et très vrai. Ces ombres ne planent pas autour de moi et ne regardent pas au-dessus de mon épaule. Cela dit, on s'en abstrait facilement. Quand on entre dans un sujet, on devient autre. Est-on encore soi-même quand on écrit? L'écriture est en effet une condensation de soi dans laquelle on ne s'appartient plus tout à fait. Un livre écrit en deux ans se lit en deux heures. Pour cette raison, écrire est une vocation, au sens du mot latin "vox". La voix vous guide. Beaucoup d'éléments mystiques, irraisonnés, irréfléchis, inconscients non clarifiés psychologiquement, interviennent dans l'acte de l'écriture.

JLT – Nous sommes aujourd'hui en Belgique et plus exactement à Bruxelles, en terre flamande géographiquement, mais francophone, culturellement. Je voudrais connaître votre opinion sur tel artiste ou écrivain de cette contrée. Jacques Brel?

AM – J'adore! Sans aucune réserve. C'est un génie, une bête de la scène artistique.

C'est un poète et une voix inégalable.

JLT – Hergé?

AM – Je ne sais pas. Je l'ai peut-être accroché tardivement. Je ne connaissais pas Tintin en URSS.

JLT – Avez-vous lu Tintin aux pays des Soviets ?

AM – Oui. Mais je ne suis pas un inconditionnel. Je risque de ne pas porter un jugement très juste.

JLT – Georges Simenon?

AM – Je suis partagé. Quand le genre policier lorgne du côté de la grande littérature, c'est toujours ambivalent. Chez Dostoïevski, la part du policier est minime. C'est un thème déclencheur et prétexte. Chez Simenon, au contraire, ce vague à l'âme psychologique me paraît suspect. Il n'empêche, c'est un très bon auteur. N'a-t-il pas écrit un roman en 24 heures, enfermé dans un cube de verre? C'est une belle performance.

JLT – Henri Michaux?

AM – Je le connais mal.

JLT – Votre style, avec ses tournures classiques, semble se situer aux antipodes des recherches formelles des années 70 et de l'écriture volontairement choc d'aujourd'hui. Etes-vous d'accord avec ce point de vue? Préférez-vous vous inscrire dans la tradition de l'ars bene scribendi?

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