C'est cette nuit-là que la chronique de la vie de Jacques Dorme s'est véritablement mise à s'écrire en moi. Je savais qu'il me faudrait parler aussi de cet adolescent qui découvrait un pays où vivaient les quatre gentilshommes de la Guienne, et le soldat du dernier carré, et cet autre qui tombait sur les bords de la Meuse «quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en était venu à Paris». Trente ans après, ils étaient très proches, dans mon esprit, du capitaine Cafarel, du commandant Fontaine, du 2e bataillon du 17e régiment de tirailleurs algériens.
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Je suis revenu dans la ville de Jacques Dorme une semaine après mon retour de Berlin. Mon projet était d'y passer cette fois-ci plusieurs jours, en m'installant dans un hôtel, pour avoir le temps de restituer la ville d'autrefois comme on restaure une mosaïque avec, en guise d'éclats d'émail, cet arbre centenaire près de l'église taguée, l'enseigne d'une boulangerie, ces lettres fleuries qui n'avaient pas bougé depuis l'entre-deux-guerres, la perspective d'une rue qui échappait à la laideur des disques paraboliques. Je pensais pouvoir recomposer, ne serait-ce que le temps d'un regard, ce que Jacques Dorme voyait dans sa jeunesse, ce qui était sa ville natale, sa patrie.
J'ai appelé le Capitaine plusieurs fois sans retrouver ni sa voix ni celle de Liên. Se taisait aussi la ritournelle de leur répondeur dont la politesse ironique m'avait autrefois fait sourire. Si j'avais dû imaginer ces instants dans l'intrigue d'un roman, j'aurais probablement parlé d'inquiétude croissante, d'interrogations… En réalité, ma première pensée fut celle de la mort. Et l'émotion la plus vive à cette pensée n'était pas le chagrin, ni même le remords d'avoir tardé et perdu mon temps à ces futilités qui entourent d'habitude la sortie d'un livre. Non, c'était la sensation de mutité. Comme si la langue dans laquelle nous parlions avec le Capitaine n'avait plus été parlée par personne.
Dans le train, je me disais que cette impression de parler une langue disparue était celle qu'Alexandra avait dû éprouver durant toute sa vie russe.
Rien ne trahissait la mort dans l'allée de la Marne. On devinait juste l'absence, le vide derrière les volets fermés du numéro seize. La porte du garage était recouverte de gribouillis luminescents qui, le temps passant, avaient perdu leur agressivité. Les bouts de fil de fer qui fixaient aux barreaux de la grille la pancarte «à vendre» étaient rouillés. Mais aucun papier ne débordait de la boîte aux lettres. Je me suis retourné en entendant la voix qui m'était connue: c'était la voisine, du numéro onze, que j'avais prise pour une ancienne cantatrice. «C'est moi qui ramasse toute la publicité, il le faut, sinon ils y mettent le feu, comme on l'a fait a mon voisin d'en face…» Elle a ouvert la boîte, retiré un prospectus. Elle avait parlé de «ils» sans aucune rancœur, avec résignation plutôt, comme on parle du mauvais temps dans cette contrée du Nord.
«Liên est partie au Canada. Elle pense s'installer là-bas, près de sa sœur…» Nous traversions la rue en biais, du numéro seize au numéro onze. La «cantatrice», croyant que j'étais au courant, n'a plus dit grand-chose, juste quelques mots sur le départ de Liên qui emportait les cendres de son mari.
Resté seul dans l'allée de la Marne, j'ai imaginé très intensément ces dernières minutes avant le départ. Le visage de Liên, ce masque pâle, sans expression, et la force de cette fixité asiatique qui disait sa peine mieux que ne l'auraient fait des traits torturés par la douleur. Je la voyais descendre du perron, fermer la grille, prendre le volant…
Au carrefour qu'elle avait traversé, je me suis arrêté. A travers l'opacité humide du crépuscule, les réverbères s'emplissaient d'un bleu laiteux. Dans une cabine téléphonique aux portes cassées un combiné pendait, intact, et on entendait un chuintement de voix, comme si quelqu'un avait pu encore appeler là. Le vent soulevait les pages brûlées d'un annuaire.
Au milieu de l'enfilade des maisons bordant l'allée de la Marne, je pouvais distinguer la grille du numéro seize. J'ai pensé que pour comprendre le pays de Jacques Dorme cette centaine de mètres suffisait, la distance entre la maison qu'un soldat vient de quitter et ce carrefour où il se retourne pour jeter un dernier regard sur ceux qui resteront à l'attendre.
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… Dans son envol, l'hélicoptère gîte fortement et j'ai le temps d'apercevoir la maison du Bord, la lumière dans les fenêtres de la cuisine. Il me semble que le pilote jette aussi un coup d'œil sur cette lueur. Peut-être la toute dernière lueur jusqu'à l'océan Arctique, me dis-je, et j'ai peine à mesurer l'infini blanc qui s'ouvre devant nous et qui, dans un ample souffle glacé, aspire notre léger cockpit telle une bulle d'air tiède.
Le vide inentamé de la chaîne Tcherski.
L'altitude des sommets grandit imperceptiblement, on le constate à la disparition des petites rayures sombres, des troncs nains qui, il y a quelques minutes encore, parvenaient à s'accrocher à cette extrême limite de la toundra. Plus haut, il n'y a que deux matières, la glace et le roc. Et deux surfaces: des plateaux couverts d'une neige dure comme du granit et les cassures nues des crêtes.
C'est sur l'un de ces plateaux qu'après une heure de vol nous atterrissons. Le terrain paraissait très vaste, vu du haut, mais à la descente il s'est encastré entre deux parois blanches, devenant une longue faille au milieu des escarpements glacés. J'aide les deux Lev à sortir leur matériel, à l'équilibrer sur un petit traîneau plat.
«Combien de pétards vous avez?» leur demande le pilote. Le grand Lev s'embarrasse dans le décompte. Le petit s'écrie avec l'air zélé du boy-scout: «Douze, chef. On commence avec le soleil et on aura fini avant le coucher. Après, juste le temps de rembarquer.» Le soleil ne s'est pas encore levé. Il va rester une heure trente-cinq, aujourd'hui, m'explique le pilote… Les géologues s'en vont en direction d'un versant qui s'élève en gradins inégaux. Un bras tendu vers un renfoncement rocheux, le pilote m'indique le chemin. Il faudra contourner la barrière d'un glacier, quitter la vallée, longer un étroit plateau jusqu'à ce que le sommet, qui paraîtra d'abord d'un seul bloc, ne se divise en trois pics nus: le Trident…
«Ils ont douze charges aujourd'hui, nos bombardiers. Vous entendrez donc douze explosions. Comptez-les bien. À la dernière, revenez sans tarder. Ils auront encore leurs cailloux à ramasser et on partira tout de suite. On ne Pourra pas vous attendre…»
Je m'en vais, en jetant plusieurs coups d'œil sur les créneaux des montagnes autour de notre terrain d'atterrissage, essayant de retenir quelques points de repère. Le ciel est déjà presque clair, le soleil se lèvera dans une demi-heure… Au moment de contourner le rocher creusé d'une grotte de glace et de perdre de vue le terrain, j'entends la première explosion.
L'écho de la septième, multiplié par la montagne, me parvient à l'instant même où se découvre un sommet rocheux, massif, d'une densité argentée. Ses contours font penser à un grand silex laiteux, grossièrement taillé par les vents. Je consulte ma montre: le soleil s'est levé déjà depuis vingt minutes. «S'est levé» signifie qu'il glisse au ras de l'horizon, invisible derrière les crêtes, avant de disparaître pour une nuit longue de plus de vingt heures.
Le sommet, comme toutes les montagnes dont on s'approche, semble reculer, ma progression s'enlise dans ce temps qui me repousse, me retarde comme la neige dure sur laquelle je patine. La huitième explosion est suivie presque immédiatement par la neuvième, on dirait son écho. Et le sommet est toujours d'un seul bloc. Ce n'est peut-être pas le Trident, après tout. Je regarde autour de moi: trois ou quatre pics s'élèvent presque dans la même direction.