Cette parole simple, ce mot «partir», soudain explique tout. Nous ne partons pas, c'est le pays, leur pays, leur France qui s'éloigne, remplacé par un autre pays. Cette maison entourée d'arbres nus et de branches d'if, d'un vert presque noir, fait penser au dernier rocher d'un archipel englouti.
Je serre la main de Liên, m'apprête à faire mes adieux au Capitaine, mais il m'interrompt: «Non, non, je vous conduis à la gare», et il m'entraîne vers la sortie malgré mes protestations. Je sens que c'est pour lui plus qu'un geste de courtoisie. Il a besoin de montrer à cet étranger que je suis qu'il est encore chez lui, dans cette rue, dans ce pays.
Pendant qu'il ouvre le garage, j'ai le temps de regarder encore une fois l'entrée, la grille du portail, le perron. Je me dis que, durant le siècle qui touche à sa fin, cette maison a vu deux fois la même scène: un homme portant un sac de soldat sur l'épaule traverse la rue, et au carrefour se retourne, salue une femme qui se tient près de cette grille au numéro seize. Un homme qui s'en va au front. Ce carrefour… Là où, il y a une heure, la voiture du Capitaine a été couverte de crachats. Dans l'obscurité, je vois les faisceaux des phares qui balayent le carrefour, les moteurs hurlent. La fête continue.
Le Capitaine m'invite à monter, la voiture prend la direction du carrefour. Il pourrait tourner avant, passer par une des allées transversales. Mais nous repassons exactement par l'endroit où le couple a été pris à partie. Un scooter surgit, nous suit, se serre contre la portière sur plusieurs mètres, puis lâche prise. J'observe discrètement le visage du Capitaine. C'est un masque aux lèvres tendues, aux yeux légèrement plissés comme dans une grande lassitude de voir.
Juste avant d'arriver, je tente encore une fois ma chance. Je lui demande s'il accepterait que l'histoire de son frère apparaisse sous le couvert d'un nom fictif, sous les traits d'un personnage. Il semble hésiter puis me confie: «Vous savez, très jeune, Jacques ne rêvait déjà que de devenir pilote. Il avait une idole, un as de la Grande Guerre, René Dorme. Il en parlait si souvent que nous avons fini par le surnommer Dorme. On le taquinait: Dorme, tu as bien dormi? À l'école, les camarades l'appelaient toujours ainsi. Lui, il en était plutôt fier. Les quelques lettres qu'il a envoyées du front, il les a toutes signées de ce surnom…»
Dans le train, je ferai défiler derrière mes paupières les étapes de la vie du pilote français: Espagne, Flandres, Pologne, Ukraine, Stalingrad, Alsib… Peu à peu, comme dans une lente accommodation optique, cette vie adoptera le nom de Jacques Dorme.
***
Dans la lettre que j'ai reçue deux ans après notre rencontre, le Capitaine disait quelques mots sobres et justes du livre que je lui avais envoyé, de ce roman où je racontais la vie d'Alexandra, où je rêvais plutôt de sa vie. Jacques Dorme n'y apparaissait pas. Le Capitaine avait sans doute vu dans cette absence le respect de notre accord. Je n'avais pas eu le courage de lui avouer que le pilote français était sacrifié car jugé «trop vrai pour un roman». De même que ce vieux général, au milieu des steppes ensoleillées de la Volga…
Sa lettre était rédigée dans ce français précis et subtil dont l'usage devenait rare en France. Attentif à la finesse d'expression, je n'ai pas tout de suite discerné une légère ombre de regret embusquée dans ses paroles: l'approbation silencieuse de voir notre accord respecté et, en même temps, cet imperceptible regret de ne pas le voir rompu. Oui, il y avait dans ses lignes, entre ses lignes, l'espoir que par quelque tour de magie d'écriture, Jacques Dorme revive sans être, pour autant, livré à la curiosité paresseuse d'un pays qu'il n'aurait plus reconnu comme sien.
La contradiction que j'avais devinée dans sa lettre, cette hésitation entre la peur devant l'oubli et le refus d'une mémoire divulguée, m'a suggéré alors ce genre sans prétention: la chronique où le seul artifice serait la fidélité au canevas nu des faits. Et le nom du pilote remplacé par son surnom.
J'ai repensé à cette humble tâche de chroniqueur un an plus tard, en rentrant de Berlin. Dans aucune autre ville, je n'avais vu autant d'efforts à commémorer le passé et une telle volonté triomphante d'écraser ce passé sous le chantier d'une capitale phénix. À vrai dire, je préférais cet écrasement brutal à ce qui se pensait et se disait en France. A l'ironie condescendante de cet historien dont, un jour, j'étais voisin sur un plateau de télévision. Avec un petit air de dédain moqueur il avait parlé des «campagnes picrocholines de Hitler». Les participants avaient souri comme d'un bon mot et avaient repris le ping-pong verbal en notant l'inaction honteuse de la France et la rigueur de l'hiver russe qui heureusement avait barré la route aux nazis… Il aurait fallu leur répondre tout de suite, rappeler que ce Picrochole-là avait battu les plus puissantes armées du monde et se trouvait, près de la carotide de la Volga, à deux pas de la victoire décisive. Impossible d'intervenir, ça parlait dru. Le souvenir d'un geste m'était revenu alors: un pilote français déploie une carte géographique et recouvre l'hexagone violet de son pays avec une boîte d'allumettes, puis l'applique à la surface rouge de l'Union soviétique. Ce geste aurait été la meilleure réponse aux stratèges du plateau de télévision. Mais l'émission touchait déjà à sa fin, sur la remarque goguenarde d'un des participants: «A Stalingrad, un totalitarisme a tordu le cou à un autre, c'est tout!» Mieux que jamais je croyais comprendre, à ce moment-là, les réticences du Capitaine… Pendant qu'on nous démaquillait, quatre ou cinq jeunes femmes attendaient leur tour pour être grimées, maladivement excitées comme le sont souvent les invités dans l'antichambre de ces bazars médiatiques. Elles étaient romancières et allaient participer au débat: «La plume peut-elle tout dire du sexe?»
Le soir, après l'émission, j'avais relu cette vieille brochure, trouvée sur les quais. Imprimée sur un mauvais papier rêche et terne, elle avait été éditée trois mois à peine après la défaite de juin 1940 et rassemblait, sans en tirer de leçons historiques, les faits d'armes de la campagne de France. Une chronique fragmentaire, et de surcroît censurée par les Allemands, une suite de croquis saisis sur le vif: la défense d'un village, un corps à corps dans un bourg, la perte d'un bateau… Dates. Noms. Grades. Une guerre vue par des soldats et non pas celle rejouée un demi-siècle plus tard dans les livres d'histoire:
«Puis c'est une retraite en sept jours de combats continuels qui amène le régiment dans la région de Charmes. Quatre divisions françaises formées en carré et encerclées de toutes parts luttent là sans espoir. Le 18e d'infanterie a perdu plus de la moitié de son effectif…
«La lutte prend alors un caractère d'acharnement extraordinaire. On se bat à la grenade, en certains points à la baïonnette. Le capitaine Cafarel défend lui-même son poste de commandement, il est tué… Le 2e bataillon du 17e régiment de tirailleurs algériens a perdu dans ces deux journées: 12 officiers sur 15, tous ses sous-officiers sauf 4, les quatre cinquièmes de son effectif. Ils sont tombés en héros sans avoir reculé d'un pouce…
«L'effectif de la division est à présent réduit à quelques hommes. A 18 heures, l'ennemi qui veut en finir, lance une attaque en masse. Utilisant les munitions des blessés et des morts, les cavaliers de la 2e division résistent. Les mitrailleuses tirent leurs dernières bandes. L'ennemi est repoussé…
«Le torpilleur Foudroyant coule rapidement.
L'étrave du navire demeure quelques minutes au-dessus de l'eau. Le commandant Fontaine, avec un cran magnifique, reste debout sur l'étrave, jusqu'à la disparition totale de son bâtiment…»