Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu’à deux heures de l’après-midi.

Olivier dormit toute la journée et s’éveilla seulement le soir. D’abord il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible nuit d’angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour le faire oublier; Olivier se leva, la tête encore lourde, et alla trouver Urbain, qui s’apprêtait à venir chez lui.

– Où vas-tu? lui demanda-t-il.

– Il est six heures, c’est l’angelus de l’appétit; je vais dîner, répondit le peintre.

– Où cela?

– Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare?

– Oui, en effet, répondit Olivier, je l’ai rencontré à la halle cette nuit.

– Qu’est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?

– Je ne sais pas. J’étais sorti parce que je me trouvais malade… Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre… Tu comprends… malgré moi. Je pensais…

– Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C’est pourquoi je te répéterai encore qu’il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l’un et l’autre, et ce n’est point en demeurant ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t’en!

– Mais où veux-tu que j’aille? répondit Olivier avec une vivacité croissante.

– C’est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.

– Je le sais bien, s’écria Olivier, mais n’importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je parlerai d’elle. Si cette chambre t’ennuie, tu n’y viendras pas, toi, ce ne sera pas difficile de n’y pas venir… Oh! l’isolement! la solitude… Mais je deviendrais fou, et la folie, c’est l’oubli. Elle a été ta maîtresse, c’est vrai… Mais quand cela est arrivé, elle avait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m’a trompé; tu sais bien ce qu’elle écrivait: «Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir pour moi… Qu’est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je l’ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l’amour; et le plus souvent c’est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie… Non, Urbain, je ne m’en irai pas, je resterai dans cette chambre.

Malgré l’égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par l’explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d’Olivier, c’est absurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c’est perpétuer ton chagrin.

– Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s’écria Olivier. Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.

– Alors, si tu te décides à rester ici, c’est moi qui m’en irai, reprit Urbain.

– Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t’en aller?

– Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m’aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j’ai eu plus de chance qu’eux. Lazare m’a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d’argent, ils diront et feront redire que je t’exploite après t’avoir trompé. Je ne veux pas. J’en ai assez de ces amitiés-là. D’ailleurs, malgré toi, tu finirais par penser comme eux.

– Je leur dirai qu’ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela te fait de rester? Je ne t’en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant les mains d’Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les choses qu’elle me disait. Je n’ai pas pu tout te dire encore… car elle m’aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu’elle te disait, et tu verras que ce n’étaient plus les mêmes choses qu’à moi. Ah! je serais trop malheureux tout seul. Je n’avais au monde qu’elle et toi.

– C’est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.

– Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.

VI

Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n’avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l’état normal, avait toujours l’appétit d’un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu’on apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un cri terrible, et recommença plusieurs fois l’addition, ne pouvant jamais croire qu’il fût possible d’atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul repas.

Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.

En mettant le pied dans la rue, bien qu’il fût soigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait claquer ses dents:

– Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.

– Non, non, dit Olivier… pas encore… je voudrais que tu vinsses avec moi.

– Où cela? fit Urbain.

– C’est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous promènera.

– Allons où tu voudras.

Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu’à la barrière de l’étoile.

– Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à la campagne?

– Tu vas voir; nous arrivons, ce n’est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus en plus.

En ce moment ils avaient laissé l’arc de triomphe derrière eux, et s’engageaient dans l’avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.

– Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?… je ne vois pas de maison…

Et le peintre s’arrêta un instant, comme s’il hésitait à aller plus loin.

Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir l’avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine entourée d’un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.

31
{"b":"100845","o":1}