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Dans tout ce dialogue dont il était l’objet, Olivier ne distingua qu’un mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.

– Eh bien, dit Lazare… en le voyant tressaillir, qu’est-ce qui vous prend?

– Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson… – Eh! la barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu’elle voulait désigner… amène-le un peu ici, ton ami… Sa mère est donc folle, à ce pauvre cœur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, quoi… amène-le, Barbiche… Marie… va lui donner un peu de bouillon, ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de cire… Eh! Marie, fais chauffer un bol.

– Oh!… murmurait Olivier, Marie… elle est donc ici, Lazare, mon ami… je vous en prie… laissez-moi la chercher… on vient de l’appeler… je la trouverai bien… Laissez-moi…

– Bon, murmura Lazare… en lui-même et dans son langage pittoresque, je comprends, j’ai fait un beau coup, j’aurai marché sur ses cors.

– Eh bien, viens-tu donc? s’écria la marchande, qui tenait à la main une tasse de bouillon tout fumant.

– Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c’est autre chose qu’il lui faut.

– C’est de bon cœur, tout de même, fit la brave femme… il a tort s’il fait le fier… pas vrai, Marie!

– Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n’en a pas de meilleur, encore!

Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le cabinet d’un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une bouteille à demi pleine d’eau-de-vie.

– Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux de raconter ses amours, c’est inviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare… Lorsqu’il arriva à la trahison d’Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de l’histoire… la bouteille d’eau-de-vie était vide, Olivier était ivre et récitait des lambeaux de vers qu’il avait jadis faits pour Marie.

En ce moment trois ou quatre déchargeurs entrèrent dans le cabinet et échangèrent des poignées de mains avec Lazare.

– Tiens! Barbiche, dit l’un d’eux, voilà ta paye que tu m’as dit de prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces de cent sous qu’il remit à Lazare…

Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s’était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux membres d’une société d’artistes dont il faisait partie – la société des Buveurs d’eau. (Voir les Scènes de la Bohème) - les moyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n’avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché était malade. On l’appelait Barbiche, à cause d’un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivier l’avait rencontré plusieurs fois à l’atelier de son ami Urbain, qu’on n’avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare était le président.

À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le reconduisit à l’adresse d’Urbain, que le poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.

En rentrant dans la chambre où Lazare l’avait accompagné, car il n’était pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l’ivresse, tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s’endormit profondément.

– Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j’ai eu ma Marie, et mon cœur, si pétrifié qu’il soit, garde encore la trace des clous qui l’ont crucifié… Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts, tout ça, c’est l’histoire ancienne d’un beau temps tombé dans le puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l’atelier d’Urbain, il y entra.

– Qu’est-ce qui t’amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en voyant Lazare? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau?

– Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps de l’interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m’étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible nature.

– Qui est-ce qui t’a dit?… fit Urbain.

– C’est Olivier, ou plutôt c’est son ivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.

Comme Urbain cherchait à s’excuser à propos de l’aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:

– Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas d’une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j’y sois personnellement étranger, il y a des actes qui m’indignent jusqu’à la colère, et me donnent des envies de me laver les mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est du nombre.

– Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais pas comment les choses se sont passées.

– Si tu avais pour toi l’excuse d’une passion sincère, j’aurais pu, jusqu’à un certain point, comprendre que dans un moment d’oubli, d’exaltation, tu aies pu tenter d’enlever Marie à Olivier; mais la lui prendre chez toi, en abusant de l’hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaire une méchante fantaisie, c’est là un acte qui ne peut pas se justifier. Ça s’appelle lâcheté dans toutes les langues d’honnêtes gens. Si tu m’avais joué un tour semblable, je t’aurais simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon opinion. Maintenant, ça ne m’étonne pas qu’Olivier ait passé là-dessus aussi tranquillement: c’est une de ces natures faibles et pacifiques qui n’ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance à l’oppression, des élégies et non des hommes. Je l’ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c’était pitoyable. J’ai cautérisé son désespoir avec l’ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le surveiller; j’ai peur qu’il ne fasse un mauvais coup.

– Il a déjà essayé, mais il s’est manqué, dit Urbain.

– J’ignorais cela, reprit Lazare… il s’est manqué, tant pis. Si la mort n’en a pas voulu, c’est que le malheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.

– Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s’est manquée aussi.

– Qu’est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en regardant Urbain en face.

– Qui sait? répondit celui-ci; j’aurais creusé la mienne, peut-être.

– Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise nature n’a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce n’est pas toi qu’un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te croirai. Maintenant, bonjour, je n’ai plus rien à te dire. Et Lazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.

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