Литмир - Электронная Библиотека
A
A

En descendant l’escalier bien lentement, car il était faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra son père.

Ils s’arrêtèrent en face l’un de l’autre, et échangèrent cet adieu plein de vœux qui durent épouvanter le ciel:

– Va-t’en, dit le père… Je t’abandonne et te laisse à la honte, à la misère.

– Je sors encore vivant de cette maison, d’où ma mère est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords.

Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier.

– Qu’y a-t-il donc? s’écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui portait sa malle.

– Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m’a chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l’hospitalité.

Urbain n’avait plus cette chambre du voisinage qu’autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et vendu les meubles pour faire vivre Marie.

– Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas de lit.

– Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile qui séparait l’atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et recouverte d’un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j’y dors.»

– J’ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous achèterons un lit, au moins. J’ai cent francs.

– Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la moitié de ce qu’il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour une pile d’écus que tu as dans ta poche… Cent francs… c’est bien joli, mais ce n’est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite fondu, quoiqu’il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton argent est à toi; et si tu es si délicat qu’un grabat de paille t’effraye, il y a la chambre d’en face, la chambre garnie où logeait Marie… Le lit est doux; mais moi je n’aime pas les douceurs, et c’est seulement à cause de Marie que j’avais loué cette chambre… Tu peux la prendre si tu la veux; j’ai encore la clef. Demain, tu t’arrangeras avec le propriétaire, qui la loue.

– Je la prendrai, dit Olivier; viens m’y conduire. Urbain le mena dans une petite chambre assez propre, et qui n’avait pas été rangée. Tout y était dans le même état où Marie l’avait laissé.

– Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune homme tombèrent d’abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l’un d’eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par Marie. Sur l’autre, une sorte de calotte, de forme dite grecque, qu’Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d’Urbain. Cette vue porta un coup terrible au cœur d’Olivier: son dernier doute venait de s’évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir.

IV

Autant Olivier avait d’abord souhaité être dans cette chambre où Marie avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu’au premier regard qu’il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.

Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d’hiver? D’ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée qu’il avait passée, succédant à la lutte terrible qu’il avait soutenue contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours, son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines, tellement gonflées, que celles du front s’accusaient en relief comme des coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattait en criant au secours.

Espérant qu’à défaut de l’oubli il trouverait peut-être, pour une heure ou deux, l’inertie du sommeil, qui est encore l’oubli, il se jeta sur une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu’il venait de fermer s’entr’ouvrirent d’eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser; c’étaient les deux têtes d’Urbain et de Marie.

Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes, tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l’humanité répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient l’un après l’autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d’Urbain.

Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d’amour au mal de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens appellent des peines de cœur, agit sur la partie morale de l’être avec une violence insupportable, comme l’affection à laquelle on la compare agit sur la partie physique. L’un et l’autre de ces maux, si différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises d’un enfer où l’on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des torsions d’enragé, on s’ouvre le front aux angles des murs, et si l’une et l’autre de ces douleurs n’avaient point leurs intermittences et se prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie.

Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux affections, de nature si opposée, c’est l’indifférent intérêt, les consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les éprouvent. On s’inquiétera beaucoup autour d’un homme qui aura une fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa mère; mais s’il a perdu sa maîtresse, ou s’il a mal aux dents, on haussera les épaules en disant: «Bon, ce n’est que cela, on n’en meurt pas!» Où la comparaison cesse d’être possible, c’est à l’application du remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d’amour? On n’a pas encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c’est tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la pratiquerait aurait toute l’humanité pour clientèle.

– Ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’à présent pour guérir des peines d’amour – et bien longtemps avant l’homéopathie, – c’est l’amour lui-même. Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, car c’est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé dans l’âme; on meurt avec.

28
{"b":"100845","o":1}