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– Le malheureux! s’écria Marie, en se précipitant vers Olivier.

– Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des scènes en public, à présent? Pourquoi êtes-vous venue? Laissez-moi seul avec Olivier, nous nous expliquerons, c’est impossible devant vous; allez… retournez à la maison.

Jamais les plus orageuses colères de son mari n’avaient autant épouvanté la jeune femme que cette brutalité froide. L’attitude cruelle d’Urbain la trouva sans résistance, et sous son regard impératif elle ploya comme un saule sous l’ouragan. Après une courte hésitation elle se retira lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte.

La fraîcheur de l’air tira un instant Olivier de son presque évanouissement. Il regarda autour de lui.

– Où est Marie? demanda-t-il.

– Elle est retournée chez elle, chez moi, répondit Urbain brièvement.

– Chez elle… chez toi… murmura machinalement Olivier… C’est donc vrai… chez elle… chez toi?…

– Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Après?… Est-ce tout ce que tu as à me dire?

Olivier parut chercher une réponse, mais sa pensée était pour ainsi dire asphyxiée par sa douleur, et sa parole, noyée dans les larmes, n’arrivait pas jusqu’à sa bouche.

– Que dire à cela? murmura Urbain, j’aimerais mieux une querelle. Mais des pleurs ici, des pleurs là-bas sans doute; que le diable les emporte tous les deux! – Si ce qui arrive est arrivé, c’est autant la faute de Marie que la mienne; – d’ailleurs – c’était dans ma chambre. Voyons, dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi… Je me défendrai si je veux… Marie est ma maîtresse, eh bien, oui! c’est vrai… elle était bien la tienne!

Olivier n’entendait pas, – il avait un millier de cloches dans la tête, qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait horriblement, et il paraissait souffrir comme s’il eût mâché des charbons ardents. C’était une espèce d’apoplexie du désespoir.

– Mais parle-moi donc! s’écria Urbain.

– Oh! oh! fit Olivier… en tombant aux genoux du peintre… je t’en supplie… mène-moi voir Marie; – et il retomba dans son insensibilité.

– Allons, dit Urbain, il n’y a rien à faire.

Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course d’avance, lui donna l’adresse d’Olivier, qui sanglotait comme une fille, et fit monter celui-ci dans la voiture.

– Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure.

– Il est ivre, dit Urbain.

– Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j’ai pas le vin tendre. Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa rosse.

II

Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En arrivant chez lui il alla dire bonsoir à son père, qui le reçut fort mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la fenêtre, par où soufflait une bise aiguë dont les baisers, qui pouvaient être des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d’une sueur brûlante, Olivier s’assit près d’une table, la tête posée entre ses mains.

Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme l’amputation d’un membre? On étend le malade sur une haute table recouverte d’un drap blanc. Tout autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la trousse, font cliqueter l’arsenal des instruments de chirurgie. À ce bruit sinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui entend l’aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de la salle, les autres malades de l’hôpital viennent voir comme cela se joue. Le chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli instrument à manche d’ivoire ou de nacre, et, s’il est habile, fend d’un seul coup l’épiderme. Une rosée pourpre vient tacher le drap. L’opération est commencée. Le patient crie; ce n’est rien encore. Voici tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de fer et d’acier qui se précipite à la curée et ouvre dans la chair une brèche sanglante au passage de la scie qui s’en va mordre l’os. Le chirurgien continue son exécution; et, si c’est un jour de clinique, tâche de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un concert à son bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé l’os. Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et les tampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entre eux de l’actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant le patient pousse un cri suprême: la scie a donné son dernier coup de dent; et le membre, détaché du tronc, tombe dans une mare de sang.

Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de son habit, et dit au malade:

– Adieu, mon brave homme. Vous n’aurez plus la goutte à cette jambe-là; ou vous n’aurez plus d’engelures à cette main-là, si c’est un bras qu’on vient de couper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à chaque genre d’opération.

Quant au malade, on le transporte dans son lit: – il meurt ou il guérit. Mais, dans ce dernier cas, il est bien sûr que sa jambe ou son bras coupé ne lui repousseront pas – et qu’il n’aura plus à subir le martyre d’une nouvelle amputation.

Mais si, au lieu d’un membre, il s’agit d’un sentiment, d’une passion, d’une amitié rompue, d’un amour trahi; si c’est surtout la première de nos illusions qu’il s’agit d’amputer, c’est autre chose de bien plus terrible, ma foi! D’ailleurs tout n’est pas fini et l’opération n’a pas le résultat brutal de l’acier du chirurgien, qui coupe et retranche à jamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle; à cet amour trahi un amour nouveau, qui doivent, l’une se rompre encore et l’autre être encore trahi. Et de nouveau l’expérience viendra vous dire: Je t’avais pourtant prévenu: pourquoi n’es-tu pas encore guéri? et elle recommencera ses terribles opérations; mais à peine partie, arrivera derrière elle l’espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchirera l’appareil posé par l’expérience et détruira son ouvrage; et ainsi toujours, jusqu’à la fin de la fin.

Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de leur première illusion: ce sont les natures privilégiées. Il en est d’autres chez qui l’espérance perpétue la douleur.

Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa première amitié gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe! son heure était venue. Subissant le sort commun, il allait à son tour s’étendre sur le sinistre chevalet de torture où, venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa première leçon, l’expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses couteaux.

À cette heure même, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant à plein verre le vin, qui est le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu:

«Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.»

Méchant mensonge qu’on croirait écrit par un propriétaire pour faire une réclame à ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme un habit usé! Mauvais vers au milieu des vers de ce poète qui, pour avoir trop consommé de lauriers pendant sa vie, n’en aura peut-être plus assez pour indiquer sa tombe.

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