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– Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait d’elle.

– Ce n’est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l’hiver vous irez travailler, – ou du moins dans la maison où vous serez censée travailler, – vêtue seulement d’une vieille petite robe d’indienne bleue semée de pois blancs.

– Mais j’aurai froid.

– Certainement, d’autant plus que pendant ces deux mois d’hiver vous ne ferez pas de feu dans votre chambre.

– Ah! dit Fanny, j’ai connu des gens singuliers, mais votre ami les surpasse; le comte de Rouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête pour la faire encadrer comme étant le portrait de sa maîtresse?

– Il y a pensé, dit tranquillement Tristan.

– Et après? reprit Fanny. Est-ce là tout?

– C’est tout, dit Tristan.

– Voilà ce qu’il exige? Et moi, que puis-je exiger en échange de cette comédie, si je consens à la jouer?

– Le comte de Rouvres vous offre le traitement d’un ministre: cent mille francs par an!

– C’est sérieux? s’écria Fanny.

– Très sérieux. On passera, si vous l’exigez, un acte notarié.

– Mais il est donc décidément bien riche?

– Il a plus d’un million de fortune.

– Et combien de temps durera cette fantaisie?

– Tant que vous le voudrez. Ah! j’oubliais de vous dire qu’en acceptant ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s’appellera Marc Gilbert, et vous vous nommerez Rosette.

– Eh bien! Fanny, demanda à celle-ci une de ses compagnes, qu’en dis-tu?

– Mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m’appelle Rosette, et je suis la maîtresse vertueuse de M. Marc Gilbert.

Le lendemain soir, dans l’ancienne chambre de la rue de l’Ouest, où Ulric avait habité pendant un an avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite robe bleue à pois blancs, attendait la première visite du comte de Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de son ancien costume d’ouvrier.

Pendant la première heure, et pour mieux faire comprendre à Fanny l’esprit du personnage dont elle devait jouer le rôle, Ulric raconta à Fanny ses amours avec Rosette.

– Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c’est de ne jamais me parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l’ignorer vous-même sera le mieux.

– Alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la poche de sa petite robe bleue un papier qu’elle présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas m’empêcher de me rappeler que vous n’êtes pas M. Marc Gilbert, mais bien M. le comte de Rouvres.

Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre et l’ouvrit.

C’était la lettre qu’il avait reçue de son ancien notaire, M. Morin, quand celui-ci, prêt à vendre son étude, lui demandait s’il voulait rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se trouvaient établis dans cette lettre.

– Vous avez trouvé cette lettre dans la poche de cette robe? demanda Ulric en pâlissant.

– Oui, répondit-elle, et voyant qu’elle vous était adressée, j’ai cru devoir vous la remettre.

– Mais, continua Ulric, cette robe appartenait à Rosette, et pour que ma lettre s’y trouvât, il fallait bien qu’elle en eût pris connaissance.

Fanny répondit par un sourire.

– Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j’étais, – elle savait que j’étais riche, – et son amour… ah! malheureux! Et il tomba anéanti sur le carreau.

Environ un mois après, comme Fanny, revenue dans son appartement, s’apprêtait à aller au bal masqué, elle vit entrer chez elle Tristan, qui tenait à la main un petit paquet.

– Que m’apportez-vous là, – un cadeau?

– C’est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de Rouvres.

– Voyons, dit Fanny.

Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue.

– Votre ami est un être ridicule, mort ou vivant; il m’a fait banqueroute de cent mille francs.

– Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque.

La maîtresse aux mains rouges

Depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus assidu chez sa tante la lingère qu’aux cours de l’école de médecine; on ne le voyait plus au café et il n’allait plus au bal.

Quel était ce mystère?

Théodore était tout simplement amoureux d’une ouvrière entrée depuis peu dans l’atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant point d’un certain esprit naturel, – telle était Clémence. Elle arrivait de sa province, où elle avait été élevée fort rigoureusement par une parente vieille et dévote.

Et la première fois qu’il vit cette jeune fille, Théodore, qui en amour était un garçon très improvisateur, en était tombé subitement épris. Mais Clémence n’était pas une fille à ranger au nombre des conquêtes faciles, comme il s’en fait tant les soirs de bal, à l’aide de deux ou trois lieux communs madrigalisés et d’une bouteille d’Aï frappée. Aussi Théodore comprit qu’il devait cette fois laisser de côté la devise Veni, vidi, vici, qu’il avait coutume d’arborer dans ses campagnes galantes.

Voici donc notre amoureux forcé d’étudier la géographie du pays de Tendre, qu’il avait jusque-là fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne se désespéra pas… et tous les jours il venait passer de longues heures chez sa tante, et, de ses yeux chargés d’une mitraille d’amour, il assiégeait le cœur de la petite provinciale… qui tâchait de se défendre de son mieux.

Cependant la situation commençait à devenir critique. Clémence avait dix-huit ans, âge où les rêves des jeunes filles ont ordinairement des moustaches, – brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre. Mais d’avance elle sentait qu’elle était vaincue. Elle avait beau baisser les yeux devant Théodore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire tout bas: Voici qui va bien, à bientôt l’assaut définitif! En effet, le moment était venu où il ne pouvait être tenté qu’avec succès.

Malgré toutes les précautions qu’elle prenait pour le fermer, Clémence oublia un jour la clef sur la porte de son cœur, – et l’amour entra.

Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une autre clef sur une porte, – celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Théodore.

Théodore fut pendant trois mois très enthousiasmé de sa maîtresse; mais au bout de ce temps, son amour tomba à quelques degrés au-dessous de l’estime sincère, – point qui, au thermomètre de la passion, équivaut à l’indifférence.

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