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Pourtant, Clémence était toujours la même, soumise, aimante, fidèle et coquette, juste ce qu’il fallait pour plaire à Théodore, qui, de son côté, devenait de plus en plus insensible à ses coquetteries.

Enfin, résolu d’en finir avec cet amour, Théodore fit un soir à sa maîtresse un de ces outrages que toute autre femme n’eût jamais pardonné. Au milieu d’une conversation paradoxale d’art et d’amour comparés, et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara qu’il lui était impossible d’aimer une femme qui n’aurait pas les mains blanches et les ongles opalisés. Cette brutale épigramme adressée aux mains rouges et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus avant et plus douloureusement dans le cœur que ne l’eût fait un coup de poignard; car cette méchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que son amour-propre.

Cependant, comme elle avait beaucoup d’orgueil, son parti fut pris sur-le-champ. Elle résolut de quitter l’étudiant avant qu’il lui eût fait comprendre d’une manière plus significative que leur liaison devait avoir une fin.

Le lendemain, pendant que Théodore était au cours, Clémence réunit en un paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans un hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre. Cependant, comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Théodore avant de l’avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-être espérait-elle qu’il essayerait de lui faire oublier l’offense de la veille; et, si banale qu’eût été l’excuse, la pauvre enfant était toute prête à l’accueillir par un pardon.

À minuit Théodore fit prévenir qu’il ne rentrerait pas. Il voulait en effet éviter d’avoir avec sa maîtresse une de ces explications qui, sans qu’on le veuille, vous acheminent si souvent à un raccommodement.

Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit à la hâte un mot d’adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Théodore, qui au moins avait l’air de lui sourire, un long regard humide de larmes.

Le matin, en rentrant, Théodore trouva le billet de sa maîtresse.

– Vive la liberté! s’écria-t-il quand il l’eut achevé; et il courut dans un café rejoindre ses amis et leur raconter de quelle façon ferme et brillante il venait de rompre sa chaîne.

Cependant, les premiers jours qui suivirent sa séparation d’avec Clémence, Théodore trouva que sa petite chambre était bien grande, et les premières nuits il lui sembla que son lit était bien large. Mais au bout de deux semaines la lacune était comblée.

Cependant Clémence n’avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de Théodore. Elle avait du reste conservé l’espérance que son amant reviendrait à elle; et pour un pas qu’il eût fait, elle était toute disposée à en faire dix. Dans cet espoir d’un rapprochement prochain, la pauvre délaissée s’était surtout attachée à corriger, autant qu’il lui serait possible, le défaut physique que Théodore lui avait si brutalement reproché. Elle tenait à montrer à l’ingrat qu’elle pouvait avoir les mains aussi blanches que n’importe quelle lionne de n’importe quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu’elle avait négligés jusqu’alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux qui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla même jusqu’à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait à peine le jour.

Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inquiétude le progrès de ses remèdes. Hélas! Ils n’opéraient pas vite! Les soins du ménage, qu’elle tenait sur un point de propreté flamande; les travaux de couture surtout, tout cela neutralisait l’action de ses soins coquets; et si ses mains avaient gagné quelque délicatesse comme forme, elles étaient restées, comme devant, – rouges, ainsi que des cerises.

La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte pour blanchir les mains s’appelle l’oisiveté, et l’eût-elle su d’ailleurs, elle n’eût point pu en faire usage. C’était là un remède qui lui eût coûté trop cher.

Elle resta donc avec ses mains rouges.

Un soir Clémence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle avait promis à Théodore de lui broder une bourse pour le jour de sa fête, – et ce jour n’était pas éloigné.

– Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir, j’aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l’ai pas oublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit à l’œuvre.

Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail; c’était plus qu’il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son temps. Mais comme ses journées ne lui appartenaient point, huit jours devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit.

On était dans l’hiver, – il faisait grand froid, – et le budget de la jeune ouvrière ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent même n’en faisait-elle point du tout. C’est alors que ses pauvres mains devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avancé sa bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait dans l’espérance qu’elle avait d’une réconciliation prochaine de nouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant ses veilles prolongées, dans une chambre humide et mal close, les émotions qui l’avaient agitée depuis quelque temps, altéraient visiblement la santé de la jeune fille, qui n’y apportait aucune attention.

Enfin le petit chef-d’œuvre de patience et de bon goût sortit achevé de ses mains, hélas! toujours aussi rouges que les mains de l’Aurore quand elle ouvre les portes d’un ciel d’hiver. En admirant cette bourse, dans laquelle elle avait mis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut un bon moment de joie. Elle jeta un coup d’œil sur les murs tristes de cette chambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put s’empêcher de dire:

– Avant peu, je n’y serai plus – ou je n’y serai pas seule! La veille de la Saint-Théodore, Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une boîte garnie de coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où elle fit entrer toutes les fleurs qu’elle savait préférées par Théodore; elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage emblématique pouvait éveiller le souvenir. – Hélas! réveille-t-on les morts?

Au coin d’une rue, Clémence confia son cadeau à un commissionnaire.

– Y a-t-il une réponse? demanda celui-ci.

– Non, répondit la jeune fille. – Théodore viendra lui-même, pensait-elle.

Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme qu’elle avait vu quelquefois chez son amant.

– Tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l’étudiant; que devenez-vous donc?

– Vous savez bien ce qui est arrivé, répondit-elle.

– Ah oui, c’est vrai! vous êtes fâchée avec Théodore.

– Fâchée! dit Clémence, oh! fâchée!

– Ah! c’est égal… il vous regrette, allez.

– Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous l’a dit?

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