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– Non, pas précisément, mais je le devine. – Nous allons ce soir au bal de l’Opéra, ajouta l’étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous?

– Oh! dit Clémence. Je ne crois pas… Adieu.

– Adieu, dit l’étudiant, qui continua son chemin en sifflant.

– Il me regrette! murmura Clémence quand elle fut rentrée, j’en étais bien sûre, moi! – Quand il verra que je me souviens encore de lui, il reviendra; – c’est l’amour-propre qui l’aura empêché de revenir plus tôt… il ne voulait point faire le premier pas… tous les hommes sont orgueilleux…

Et Clémence se mit à chanter d’une voix souvent interrompue par une toux douloureuse la jolie chanson:

«Rosine à moi revient fidèle.»

Seulement, sans s’inquiéter de la mutilation qu’elle faisait subir au vers, elle y substitua le nom de Théodore.

Vers le milieu de la journée, – heure à laquelle elle savait l’étudiant libre, – Clémence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, qu’elle avait du moins su préserver des engelures.

– Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges aujourd’hui. Et elle attendit.

Or, pendant qu’elle attendait, la nouvelle maîtresse de Théodore, qui en ce moment était seule chez l’étudiant, recevait l’envoi de Clémence. Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée, devina de suite que ces cadeaux venaient d’une femme, et en voyant le C qui était brodé sur la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait être Clémence, – qu’elle avait du reste connue.

– Elle veut revenir. C’est bon, dit Coralie. Je sais ce que j’ai à faire.

Et elle se mit à machiner tout bas une de ces vengeances doublées de fourberie, – comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en face de leur amour ou de leur vanité.

Une heure après Théodore entra. En l’entendant monter, Coralie s’était cachée derrière les rideaux de l’alcôve, après avoir eu soin de laisser en évidence le bouquet et la bourse, pour qu’ils tombassent d’abord sous les yeux de Théodore, – ce qui arriva.

– Tiens, fit le jeune homme étonné, qu’est-ce que c’est que ça?

– Quoi, tu ne le devines pas? s’écria Coralie en venant lui sauter au cou; quel jour sommes-nous aujourd’hui? Théodore songea à sa fête.

– Comment, c’est toi?… tu t’es souvenue, dit-il en regardant sa maîtresse, qui ne baissa pas les yeux.

– Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle.

– Allons, se dit Théodore en lui-même, je ne pouvais pas manquer d’avoir une bourse, cette pauvre Clémence m’en avait promis une. Mais, demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela?

– Eh bien donc, et ma surprise? répondit Coralie. J’ai fait la bourse pendant la nuit – quand tu dormais. J’ai eu joliment froid va… Regarde donc… il y a un C et un T… nos deux noms…

– Pauvre chérie… dit Théodore… Elle est charmante, ta bourse… Je veux que tu l’étrennes ce soir au bal… Tiens, voilà pour la garnir… Et comme il venait de recevoir sa pension, Théodore donna à Coralie une belle pièce d’or…

– Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j’ai une fière idée… En effet, le cerveau de cette fille, qui était une fine mécanique à perfidie, venait d’inventer quelque chose de bien noir sans doute, car les yeux de Coralie brillèrent d’un éclat extraordinaire… Oh! la bonne idée, fit-elle encore tout bas. – La vipère se réjouissait de son abondance de venin.

Cependant Clémence attendait toujours… à minuit elle attendait encore… À une heure du matin, n’y pouvant plus tenir, elle se décida à aller au bal de l’Opéra, – où on lui avait dit qu’elle trouverait Théodore. Elle voulait le voir… il fallait qu’elle le vît…

Elle prit un peu d’argent – le reste de ses économies – et sortit pour aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier, celui-ci l’appela.

– Mademoiselle, j’ai quelque chose à vous remettre. – Clémence était déjà dans la rue.

À deux heures elle entrait au bal de l’Opéra, le visage soigneusement caché par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle aperçut d’abord à quelques pas d’elle deux masques qui s’apprêtaient à se mêler à un quadrille… c’étaient Théodore et Coralie, et Clémence avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s’appuya contre une banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d’efforts qu’elle parvint à comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre à crier au fond de son cœur, et seule elle en entendit le bruit…

Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu’elle lui avait envoyés à sa maîtresse nouvelle… En effet, la bourse pendait à la ceinture de Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gantée de blanc.

Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et Théodore danser devant elle. – À chaque figure du quadrille ils s’embrassaient. – Au moment de s’élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle voulut se baisser pour le ramasser, mais Théodore l’enleva dans ses bras.

– Il était tout fané, lui dit-il, je t’en achèterai un plus beau… Et ils s’envolèrent dans le tourbillon. Clémence vit son bouquet foulé sous les mille pieds du gigantesque galop.

Elle sortit du bal avec précipitation – la tête perdue, le cœur brisé, ne sachant pas d’où elle sortait, ignorant où elle allait… Au bout de deux heures de marche par une neige abondante et glacée, le hasard ramena Clémence dans sa rue et devant sa porte.

– Tiens! vous voilà, mademoiselle, lui dit le portier; j’ai quelque chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous êtes partie pour le bal, mais vous ne m’avez pas répondu… C’est un commissionnaire qui m’a apporté cela de la part de M. Théodore.

– Théodore! dit Clémence; donnez vite, et elle arracha une petite boîte des mains du portier.

À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la boîte et y trouva un papier dans lequel était enveloppée une pièce d’or toute neuve, qui s’en alla rouler à terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots avaient été écrits au crayon: – J’ai reçu votre bourse, voici pour vos peines.

C’était la belle idée de mademoiselle Coralie.

Clémence tomba à terre en poussant un gémissement. Une voisine l’entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du monde à retenir la jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter par la fenêtre.

Le soir un médecin fut appelé. En voyant Clémence il secoua la tête:

– Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain Clémence se réveillait dans un hôpital. Pendant huit jours, on eut des espérances. Mais le matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin se pencha à l’oreille de la sœur de charité, qui s’approcha tristement du lit de Clémence.

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