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En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu’il croyait morte depuis deux ans en Angleterre, où l’avait entraînée un mari barbare et jaloux. La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n’avait point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle était depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le soleil de Paris. Pour le moment elle n’était pas très heureuse, et donna clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée seule, qu’elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du monde.

Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l’imprimeur…

– Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi… pendant… que… Ah! ah! c’est bien drôle, fit la dame.

– Oui, dit Melchior, je t’ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant je vais t’aimer en prose. Il l’aima ainsi pendant six semaines, après quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres, afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu’il le fut jadis de la fièvre des rimes.

Le manchon de Francine

I

Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j’ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D…; il était sculpteur, et promettait d’avoir un jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps d’accomplir ses promesses. Il est mort d’épuisement au mois de mars 1844, à l’hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.

J’ai connu Jacques à l’hôpital, où j’étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l’ai dit, l’étoffe d’un grand talent, et pourtant il ne s’en faisait point accroire. Pendant les deux mois que je l’ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras de la mort, je ne l’ai point entendu se plaindre une seule fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l’artiste incompris. Il est mort sans pose, en faisant l’horrible grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j’aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de l’événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs réclamés par l’administration. Il avait marchandé aussi pour le service de l’église, et avec tant d’instance, qu’on avait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l’infirmier enleva la serpillière de l’hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n’avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce, et demanda si on n’avait pas fini de l’ennuyer.

La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole:

– Oh! monsieur, on ne peut pas l’enterrer comme cela, ce pauvre garçon: il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu’il n’arrive pas tout nu devant le bon Dieu.

Le père donna cinq francs à l’ami pour avoir une chemise; mais il lui recommanda d’aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui vendait du linge d’occasion.

– Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne s’était pas apaisée, même devant un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son manchon. J’y reviens: mademoiselle Francine avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n’était pourtant pas mort vieux, car il avait à peine vingt-trois ans à l’époque où son père voulait le laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m’a été conté par Jacques lui-même, alors qu’il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur, avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le raconter tel qu’il m’a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans la vieille pipe de terre qu’il m’a donnée le jour où le médecin lui en avait défendu l’usage. Pourtant la nuit, quand l’infirmier dormait, mon ami Jacques m’empruntait sa pipe et me demandait un peu de tabac: on s’ennuie tant la nuit dans ces grandes salles, quand on ne peut pas dormir et qu’on souffre!

– Rien qu’une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, et la sœur Sainte-Geneviève n’avait point l’air de sentir la fumée lorsqu’elle passait faire sa ronde. Ah! bonne sœur! que vous étiez bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter l’eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne sœur! vous étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, qu’on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami Jacques n’était pas mort un jour qu’il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœur Sainte-Geneviève!

UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi.

AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? où est-elle donc?

PREMIER LECTEUR. Ce n’est point très gai, cette histoire!

DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin.

– Je vous demande bien pardon, messieurs, c’est la pipe de mon ami Jacques qui m’a entraîné dans ces digressions. Mais d’ailleurs je n’ai point juré de vous faire rire absolument. Ce n’est point gai tous les jours, la bohème.

Jacques et Francine s’étaient rencontrés dans une maison de la rue de la Tour-d’Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme d’avril.

L’artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d’entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu’on habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se connaissaient déjà l’un l’autre. Francine savait que son voisin était un pauvre diable d’artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d’une belle-mère. Elle faisait des miracles d’économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme elle n’avait jamais connu le plaisir, elle ne l’enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d’avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d’une de ces tristesses vagues qui n’ont point de cause précise et qui vous prennent partout, à toute heure, espèce d’apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n’étaient plus si charitables. Puis, n’y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau; et comme il n’avait pas de quoi acheter de l’huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu’il avait rapportée d’un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa pipe.

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