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Le drame de Chatterton est certainement une belle œuvre, mais son succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités ambitieuses. Chatterton est une de ces créations qui ont tout l’attrait de l’abîme, et cette pièce, qui n’est après tout, sous forme dramatique, que l’apothéose de l’orgueil et de la médiocrité, avec le suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup sûr les représentations de Chatterton ont créé cette lamentable école de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n’a pas sévi avec assez de violence. Je l’ai dit déjà, Melchior et ses amis faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage cette maxime singulière «que la misère est l’engrais du talent.» Bien que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior à sortir de sa mauvaise situation, il s’obstinait à y demeurer; cette misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la misère! la misère, cela prête si bien à l’élégie et au dithyrambe! cela fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait l’hôpital, et ne désirait rien tant qu’une bonne maladie qui lui permettrait d’aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un grabat de l’Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le sort, et malgré les privations de toute nature qu’il subissait, et s’imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant que le sort lui refusait la gloire d’aller souffrir dans le lit de Gilbert, il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour s’ouvrir la porte de l’asile des douleurs. Il se mit pendant quinze jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les symptômes d’une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un affaiblissement général accompagné d’une toux légère et fréquente. Lorsqu’il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour affronter l’examen de la science, Melchior résolut d’aller se présenter à la consultation de l’Hôtel-Dieu. La veille du jour qu’il avait choisi, il fit par un temps affreux une course d’environ dix lieues dans les environs de Paris, et lorsqu’il arriva à l’hôpital, la fatigue l’avait si bien grimé et le froid l’avait si bien enrhumé, qu’il avait l’air d’un poitrinaire authentique… Quand son tour fut venu de passer à la visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre, que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d’admission.

– Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de renseignement.

– Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale; c’est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne sans pitié à toutes les misères, et que…

– C’est bon! C’est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n’en mourrez pas cette fois-ci.

Un candidat académique qui vient d’être élu n’est pas plus heureux, en s’asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut Melchior lorsqu’il entra dans la salle de l’hôpital.

– Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il commença une ode À l’hôpital. Voici quel était son but: une fois cette ode achevée, et il était bien convenu qu’elle serait sublime, Melchior la datait du Lieu des douleurs, et il l’adressait à la Revue des Deux-Mondes, qui s’empressait de l’imprimer, cela était encore convenu. L’ode imprimée excitait l’admiration générale. La presse, le public, tout le monde s’inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de ce frère de Moreau, qui agonisait sur un infâme grabat, etc., etc. Et alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son lit de souffrance. Les femmes du monde arrivaient en équipage et voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs consolations. La chambre des députés elle-même s’émouvait; le ministre était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: Encore un grand poète qui se meurt de misère! Les éditeurs accouraient en foule et se disputaient l’honneur d’imprimer les vers de Melchior. La célébrité chantait son nom dans tous les carrefours de l’univers, et il faisait renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui, lorsqu’elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers. C’était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style médiocre. Le poète l’adressa à une grande revue, et s’endormit, sûr de son affaire.

Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l’avait espéré. La grande revue n’imprima point son ode; l’univers entier ignora qu’il était à l’hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l’Opéra et au bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les lits d’hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de Melchior n’avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu’il eût à demander son exeat, s’il ne préférait pas qu’on le lui offrît. Il retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l’hôpital, l’ennui, les drogues et les tisanes qu’il avait été forcé de prendre pour faire croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu’on éprouve à souffrir dans le lit de Gilbert. Lorsqu’il fut guéri il alla à la Revue savoir ce qu’on pensait de son ode et à quelle époque on l’imprimerait. On lui répondit qu’on ne l’imprimerait pas, et il parut étonné.

Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son système: il commença de nouveau à se monter des coups, comme on dit, et il ne se passait guère de jours où il ne s’ouvrît en rêve de radieux chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d’élever un monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son cœur. Il ne lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en faisant imprimer son volume d’élégies. Un beau matin il ne lui manqua plus rien: un oncle qu’il avait en Bourgogne mourut subitement, et une somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament de l’oncle jusqu’au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une ni deux, courut chez un imprimeur s’entendre pour l’impression de son livre.

Le jour où il devait recevoir l’épreuve de la première feuille de son livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les pria d’amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d’un auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à l’heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior était en habit noir et en cravate blanche à nœud mélancolique; il allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du poème, déjà lu tant de fois, lorsqu’un nouveau couple retardataire entra subitement au milieu de l’assemblée. C’était un ami de Melchior, accompagné de sa maîtresse de la veille.

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